Cet article explore la régulation émotionnelle à travers la théorie de l’attachement, les neurosciences affectives et la thérapie familiale systémique. Il illustre, via une situation clinique, comment les relations précoces influencent les capacités d’autorégulation et souligne le rôle du thérapeute dans la reconnaissance et la contention des émotions familiales.
Introduction
La question de la régulation émotionnelle s’est imposée comme un axe majeur de compréhension du fonctionnement humain, particulièrement dans les contextes relationnels. Dans cette présentation, je souhaite montrer comment cette régulation s’apprend, se construit, se transmet, se dérègle parfois, mais surtout, comment elle peut être réparée ou reconstruite grâce à la thérapie familiale, à l’éclairage des neurosciences affectives et à une lecture systémique du fonctionnement familial.
Ma posture est celle d’une systémicienne et d’une thérapeute familiale, nourrie d’années d’expérience clinique et d’un intérêt soutenu pour les neurosciences relationnelles, notamment à travers les travaux de Daniel Siegel, Joseph LeDoux, Daniel Stern, Stephen Porges, ou encore Eric Kandel. Ces apports permettent de donner une assise scientifique au vécu émotionnel dans les dynamiques familiales.
Des origines systémiques à la conceptualisation moderne de la régulation émotionnelle
La différenciation de soi selon Bowen
L’intérêt pour les émotions n’est pas nouveau dans le champ de la thérapie familiale. Dès les années 1960, Murray Bowen introduit la notion de différenciation du soi, en distinguant deux grands systèmes de fonctionnement dans la personne : le système intellectuel et le système émotionnel. Selon Bowen, un individu peu différencié fusionne ces deux systèmes ou, au contraire, les dissocie complètement, ce qui génère angoisse et instabilité relationnelle. Ainsi, sans parler encore de « régulation émotionnelle » au sens moderne, Bowen ouvre déjà une voie d’analyse des émotions dans les interactions familiales.
Apprendre à réguler ses émotions : un processus développemental
La co-régulation précoce parent-enfant
La régulation émotionnelle ne naît pas de soi, elle s’apprend au sein de l’environnement familial. À la naissance, le bébé n’a ni langage, ni compétences pour apaiser ses affects. Ce sont les parents qui vont jouer un rôle de miroir émotionnel, en reflétant, amplifiant, ou ajustant les états internes du nourrisson. Cette co-régulation est essentielle. Lorsque le parent perçoit l’émotion de l’enfant, il y répond avec un feedback émotionnel synchrone : par la voix, le visage, ou le toucher. L’enfant va comprendre que le parent reflète ce qu’il ressent, et non pas ses propres émotions. Ce processus d’ajustement affectif a été brillamment mis en évidence par Daniel Stern, George Downing, Elisabeth Fivaz-Depeursinge ou encore Pierre Rousseau à travers l’analyse vidéo des interactions mère-enfant.
Les quatre phases du développement émotionnel
Les chercheurs Orodzowski et Friedman identifient quatre phases dans l’apprentissage de la régulation émotionnelle :
- L’introduction des normes émotionnelles par les parents.
- L’intériorisation progressive par l’enfant des comportements socialement acceptables.
- La compréhension empathique du vécu émotionnel d’autrui.
- La capacité autonome de régulation.
Cette progression implique l’imitation, l’écoute, la correction, mais surtout un environnement familial contenant et sécurisant.
Les trois voies de transmission émotionnelle selon Amanda Morris
L’équipe d’Amanda Morris identifie trois canaux principaux par lesquels l’enfant construit ses compétences émotionnelles :
- L’observation des modèles parentaux.
- Les pratiques de coaching émotionnel.
- Le climat émotionnel familial global, marqué par les styles d’attachement, les relations conjugales, et l'expressivité familiale.
Cette approche met en lumière l’impact direct de l’histoire émotionnelle des parents sur les trajectoires émotionnelles de leurs enfants. Chaque famille tisse ainsi une trame émotionnelle intergénérationnelle souvent inconsciente mais puissante.
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Étude clinique : le cas de Madame A et Flavien
Mme A vient consulter avec son fils Flavien, 17 ans, souffrant de dépression, d’addiction au cannabis, d’automutilations et de violence verbale dans la relation mère-fils.
Leur interaction suit un scénario répétitif : Mme A formule une demande (mettre son assiette au lave-vaisselle, éteindre la console), Flavien répond par l’agressivité, Mme A sur-réagit, la tension monte, chacun se retire... puis le cycle recommence.
Cette circularité renvoie à une dysrégulation émotionnelle réciproque, mais aussi à une histoire affective passée non intégrée, notamment chez Mme A.
Histoire de Mme A et résonances transgénérationnelles
Mme A grandit dans une fratrie de trois enfants. Sa sœur aînée a vécu des problèmes de toxicomanie, et elle a appris à se faire « invisible » pour protéger ses parents. Elle et sa sœur jumelle s’étaient imposé la mission d’être sans défauts, sans exigence, dans une logique de réparation familiale.
Cette histoire personnelle a profondément structuré chez Mme A un schéma perceptif que Mony Elkaïm appellerait une « construction du monde » : « Les autres ne prennent pas soin de moi. »
Chaque oubli de Flavien (linge, assiette, PlayStation) est vécu comme une confirmation de ce script émotionnel douloureux. Elle surinterprète ces actes comme un abandon ou un manque de respect. Elle devient ainsi hypervigilante aux signes de non-soutien, et aveugle aux gestes positifs.
La logique du double lien et le self-exécutif
Mme A veut de l’aide, de la reconnaissance, du soutien. Mais elle ne croit pas cela possible. Ce que Flavien fait de bien n’est pas reconnu, alors que les manquements sont amplifiés et intégrés dans le récit qu’elle se fait d’elle-même et de sa relation.
On retrouve ici ce que Martin Conway nomme le self-exécutif, c’est-à-dire la mise en œuvre répétée d’actions qui confirment un récit de soi préexistant – ici, celui de « personne ne s’occupe de moi ».
Neurosciences affectives et régulation émotionnelle
Daniel Stern et la mémoire implicite relationnelle
Daniel Stern a mis en évidence le concept de représentations d’interactions généralisées : des schémas précoces implicites, issus des premières expériences relationnelles, qui restent actifs dans les situations ultérieures. Ils sont sensoriels, non verbaux, souvent inaccessibles à la conscience, mais influencent puissamment nos réponses.
Dans le cas de Mme A, ses réactions vives face à son fils s’ancrent dans une mémoire affective implicite, modelée par son passé familial.
Daniel Siegel : esprit relationnel et attachement désorganisé
Le psychiatre Daniel Siegel, créateur de la neurobiologie interpersonnelle, montre comment les expériences intersubjectives forment l’architecture neuronale de l’esprit. Lorsqu’un enfant n’est pas suffisamment vu, entendu, contenu, il développe des attachements insécures qui affectent durablement sa régulation émotionnelle.
Mme A n’ayant pas intégré ses expériences relationnelles douloureuses, elle rejoue ces scénarios avec son fils, sans capacité d’ajustement. Le lien est rompu, les émotions débordent, et chacun renforce la blessure de l’autre.
Mémoire émotionnelle inconsciente : LeDoux, Kandel, Edelman
Joseph LeDoux a montré que la mémoire émotionnelle, ancrée dans l’amygdale cérébrale, fonctionne en dehors de la conscience. Ce système de la peur peut s’activer à la moindre alerte, déclenchant des réactions disproportionnées.
De même, Kandel et Edelman insistent sur la plasticité de la mémoire, qui se reconfigure au fil des interactions. La mémoire n’est pas une archive figée, mais une dynamique vivante, façonnée par le présent.
Modèles contemporains de régulation émotionnelle
La fenêtre de tolérance : hyperactivation et hypoactivation
La notion de « fenêtre de tolérance », conceptualisée par Siegel, Alan N.Shore et Ogden, désigne l’espace dans lequel l’individu peut ressentir ses émotions sans en être débordé.
Au-delà de cette zone, surviennent l'hyperactivation (colère, agitation, panique) ou l’hypoactivation (dissociation, repli, figement).
Mme A est souvent en hyperactivation dès que ses blessures internes sont réactivées. Elle perd la capacité de réflexion et de régulation, centrée sur la faute supposée de son fils.
La théorie polyvagale de Stephen Porges
Stephen Porges propose une lecture neurophysiologique des réactions de stress par la théorie polyvagale. Il distingue trois circuits dans le système nerveux autonome, chacun associé à une stratégie face au danger : engagement social, fuite/lutte, figement.
Lorsque Mme A vit l’attitude de Flavien comme une menace (symbolique), elle active des réponses archaïques de défense, sans conscience de cette dérive. Le nerf vague, selon Porges, joue ici un rôle de médiateur entre cerveau, émotions et comportement.
Bien que controversée, cette théorie ouvre des pistes pour comprendre les réactions physiologiques intenses dans les relations familiales.
Conclusion : vers une intégration thérapeutique
Le cas de Mme A et Flavien illustre la complexité de la régulation émotionnelle dans les systèmes familiaux. Ce n’est pas simplement une question de communication ou de gestion de conflit, mais bien une histoire affective encodée, transmise, et parfois figée dans des récits de soi souffrants.
Les apports des neurosciences affectives permettent de comprendre pourquoi certaines émotions débordent sans contrôle,pourquoi le passé colore le présent de manière inconsciente et comment le corps, le cerveau et la relation interagissent dans la co-régulation ou la dysrégulation.
En thérapie familiale, le travail de remémoration incarnée, la reconnaissance des schémas, la mise en mots de l’implicite, peuvent permettre d’ouvrir de nouvelles voies de régulation, plus souples, plus conscientes, plus intégrées.
C’est en accueillant ces expériences saturées, en les re-contextualisant dans un cadre thérapeutique sécurisant, que l’on peut faire bouger les systèmes de perception-réaction, transformer les mémoires, et restaurer l’élan relationnel.
Où se former à l’approche systémique et stratégique?
LACT propose plusieurs parcours de formation web certifiantes en direct avec 50 formateurs internationaux
- Formation systémique généraliste
- DU clinique de la relation avec l‘université de Paris 8
- Mastere clinique avec spécialisation en psychopathologie avec le CTS du Pr Nardone
