Réinventer le couple par l’approche narrative

Comprendre l’intérêt de l’approche narrative

Dans sa conférence du 28 mai 2018, Julien Betbèze propose une réflexion approfondie sur la place et la pertinence de l’approche narrative en thérapie de couple.
Son propos s’adresse à celles et ceux qui pratiquent déjà des approches stratégiques ou solutionnistes, et qui souhaitent enrichir leur pratique par un travail centré sur l’histoire, le sens et les intentions positives des partenaires.

L’approche narrative, fondée par Michael White et David Epston, repose sur une idée simple mais puissante : les êtres humains vivent à travers les histoires qu’ils se racontent sur eux-mêmes et sur leurs relations. Or, dans le cadre du couple, ces histoires deviennent parfois dominantes, réductrices, voire piégeantes.
Elles effacent la mémoire des intentions positives, déforment les perceptions, et enferment chacun dans un rôle défensif.

La thérapie narrative vise alors à libérer le couple de ces récits saturés par le conflit, afin de permettre à chacun de retrouver la possibilité d’une écoute, d’une coopération et d’une évolution commune.

Se construire dans la relation

Julien Betbèze rappelle que le couple est d’abord une relation et que la relation constitue le cœur même de notre humanité.
En citant Gregory Bateson, il rappelle que « nous sommes des êtres relationnels » : nous n’avons accès à nous-mêmes qu’à travers le regard de l’autre.

Le couple devient ainsi le miroir vivant de notre subjectivité.
Il nous permet de nous sentir à notre place, d’éprouver la liberté intérieure, à condition que la relation demeure vivante, c’est-à-dire soutenue par la reconnaissance des intentions positives de l’autre.
Lorsque le conflit s’installe, ce regard se brouille : l’autre n’est plus perçu comme un allié, mais comme une menace.
C’est là que la thérapie narrative peut jouer un rôle essentiel en redonnant à chacun la possibilité de voir au-delà du symptôme relationnel.

Restaurer la coopération

Dès le premier entretien, le thérapeute s’attache à réintroduire une dimension de collaboration dans la relation.
Il commence par poser une question clé :

« Qui a souhaité venir en priorité pour permettre au couple d’aller mieux ? »

Cette question, apparemment anodine, a une portée stratégique.
Elle permet de repérer le moteur de la démarche et de valoriser l’intention initiale d’un des partenaires.
Puis vient une seconde question :

« Comment avez-vous perçu que votre conjoint serait d’accord pour venir vous accompagner ici afin que votre couple aille mieux ? »

Ce questionnement crée immédiatement un lien de coopération et de respect mutuel, là où la méfiance et la peur dominent souvent.
La stratégie narrative se met ainsi au service d’un objectif fondamental : réactiver les processus de coopération.

Sécuriser la parole et la relation

La méthode proposée par Julien Betbèze prévoit une première phase de travail individuel.
Le thérapeute rencontre chaque membre du couple séparément afin de construire un espace de sécurité relationnelle.
Chacun peut alors déposer sa parole sans crainte d’être jugé ou contredit, tout en percevant que le thérapeute reste bienveillant envers l’autre membre du couple.

Ce dispositif a un double effet :

1. Il instaure une confiance personnelle entre chaque partenaire et le thérapeute.
2. Il permet au thérapeute d’exercer son écoute des intentions positives, même derrière les comportements d’opposition.
   
   

C’est dans cette phase que se met en place un regard élargi : l’écoute thérapeutique n’est plus une écoute “étroite” centrée sur la plainte, mais une écoute large, capable de percevoir la richesse des propositions implicites dans le discours de chacun.

Retrouver une expérience d’écoute fondatrice

S’inspirant de Michael White, Julien Betbèze invite chaque membre du couple à retrouver dans sa mémoire une expérience d’écoute bienveillante.
Ce souvenir devient une ressource symbolique : il incarne une relation dans laquelle la personne s’est sentie reconnue et comprise.

Pour favoriser cette reconnexion, le thérapeute peut utiliser deux outils :

• L’hypnose, pour revivre de l’intérieur cette expérience d’écoute.
• Le questionnement de remembering, qui aide la personne à revisiter l’expérience par le langage, en réactivant les émotions et les intentions associées.
  
  

À la fin de la séance individuelle, le thérapeute propose un exercice symbolique :

« Écoutez votre conjoint comme si vous étiez cette personne qui vous avait écouté autrefois. »

Ce déplacement d’attention ouvre la voie à une écoute loyale et réparatrice, capable de reconstruire le lien.

Clarifier le contrat thérapeutique

Avant de réunir le couple, il est essentiel de clarifier les objectifs et les attentes.
La thérapie narrative ne vise pas à sauver le couple à tout prix, mais à permettre à chacun d’expérimenter une position de liberté.
Cela peut signifier renforcer la relation, l’enrichir, ou parfois envisager une séparation consciente et apaisée.

Cette étape protège la thérapie d’un des écueils fréquents : la démarche alibi, où un des membres cherche une caution thérapeutique pour justifier une décision déjà prise.
La clarté du cadre est donc une condition de sincérité et d’efficacité.

Autonomie et lien

Julien Betbèze souligne un point fondamental : dans la souffrance du couple, on retrouve souvent une asymétrie entre autonomie et lien.
L’un valorise la liberté et le besoin d’indépendance, l’autre honore le lien et la proximité émotionnelle.
Lorsque ces deux aspirations ne se reconnaissent plus mutuellement, le couple se déséquilibre.

Cette polarité n’est pas une pathologie : elle reflète deux dimensions essentielles de l’être humain.
Mais lorsqu’elles se rigidifient, elles produisent un double lien, où chacun attend de l’autre ce qu’il redoute lui-même.
Le rôle du thérapeute est alors d’aider les partenaires à réconcilier ces deux besoins en travaillant sur ce que le conférencier appelle l’autonomie relationnelle : la liberté dans la relation.

Externaliser le conflit : redonner du pouvoir au couple

L’une des contributions majeures de l’approche narrative réside dans le langage d’externalisation.
Plutôt que de parler du conflit comme d’un attribut personnel (“il est agressif”, “elle est froide”), on le traite comme un tiers symbolique : “le conflit”, “la trahison”, “la méfiance”.

Exemples de questions :

• « Qu’est-ce que le conflit vous empêche de voir chez l’autre ? »
  
• « En quoi la trahison influence-t-elle la manière dont vous imaginez la suite de votre couple ? »

Ce langage transforme le couple en allié face au problème, au lieu de le maintenir dans une confrontation directe.
Il ouvre un espace où chacun peut reprendre du pouvoir sur la relation, au lieu de subir ses automatismes.

Travailler sur les valeurs de l’autre

Une fois le langage d’externalisation installé, le thérapeute amène chaque membre à réfléchir aux valeurs de l’autre.
L’idée est de déplacer le centre de gravité du discours : au lieu de se justifier sur ses propres besoins, chacun apprend à honorer ce que l’autre valorise.

Ainsi, celui qui revendique la liberté sera invité à explorer ce que signifie pour lui le lien et la qualité relationnelle.
Inversement, celui qui met le lien au centre sera invité à réfléchir à ce que l’autonomie peut apporter à la relation.

Ce dialogue des valeurs permet de sortir des oppositions binaires (“liberté contre lien”) pour accéder à une compréhension réciproque : il n’y a de liberté que dans la relation, et pas de lien vivant sans liberté.

Le témoin extérieur

Lorsque les séances se poursuivent à deux, Julien Betbèze propose un dispositif original : un des partenaires parle avec le thérapeute pendant que l’autre adopte la position du témoin extérieur.
Cette configuration évite la réactivité directe et favorise une écoute profonde.

Le thérapeute invite ensuite le témoin à exprimer :

• Ce qui l’a touché dans les paroles de l’autre.
• Les mots qui ont résonné.
• Les images ou émotions qui ont émergé.
• Ce que cela révèle sur les valeurs et intentions de l’autre.
  
  

Cette résonance émotionnelle constitue le cœur du processus réparateur.
Elle transforme la compréhension cognitive en expérience affective partagée.

Puis vient la phase de re-narration, où le premier partenaire réagit à ce qu’a exprimé le témoin.
C’est à ce moment-là que la communication se ré-ouvre : chacun se sent à nouveau reconnu, entendu et relié.

Restaurer la symétrie relationnelle

À chaque nouvelle séance, les rôles s’inversent.
Celui qui était témoin devient le narrateur principal, et vice versa.
Cette alternance permet de rétablir l’équilibre relationnel et de renforcer la capacité de chacun à se mettre à la place de l’autre.

Ce processus développe une véritable compétence de couple :
la capacité à changer de position perceptive, à écouter depuis le point de vue de l’autre sans se sentir menacé dans son identité.

Explorer les blessures d’attachement

Quand le lien s’est suffisamment rétabli, Betbèze propose parfois d’explorer les traumatismes d’attachement sous-jacents.
Certaines personnes confondent inconsciemment la relation conjugale avec la relation parentale non résolue.
Le couple devient alors le lieu de répétition du passé.

Grâce à l’hypnose et à des techniques issues du narratif, comme la réassociation ou le tapping, le thérapeute aide chacun à revisiter ces blessures dans un cadre de sécurité.
L’autre membre du couple devient alors participant de la réparation, non plus victime ou juge, mais soutien du processus d’apaisement.

Nourrir les histoires préférées

Une fois le lien restauré, l’approche narrative se concentre sur les exceptions : ces moments où le couple a su échapper à ses vieux scénarios.
Ces instants de complicité, d’humour, de douceur ou de coopération sont nommés, mis en récit, et rattachés aux valeurs préférées de chacun.

Le thérapeute pose alors des questions orientées vers le sens :

• « Qu’est-ce qui rend cette expérience importante pour vous ? »
  
• « Quelle intention positive vous a guidé dans ce moment ? »
  
• « Quelles qualités cela révèle-t-il chez vous et chez votre partenaire ? »
  
  

Ces récits d’exception permettent au couple de réécrire son histoire dans une version plus riche, plus cohérente et plus vivante.

La reconnaissance mutuelle

La dernière phase du processus vise à reconnaître l’impact de la transformation du couple sur d’autres figures de vie.
Julien Betbèze propose de relier les changements à des personnes ressources évoquées au début (ceux qui avaient offert une écoute bienveillante).
Le thérapeute demande :

« Si cette personne vous voyait aujourd’hui, que penserait-elle de votre évolution ? »

Cette question symbolique referme la boucle narrative : le couple réalise qu’il fait fructifier un héritage relationnel, qu’il rend à la vie ce qu’il a reçu.
C’est une expérience d’autonomisation et de gratitude, qui consolide le sentiment d’appartenance et la créativité dans le lien.

La liberté dans la relation

Julien Betbèze conclut sur une vision profondément humaniste du couple et de la thérapie.
L’approche narrative n’est pas seulement un ensemble de techniques, mais une éthique du regard.
Elle nous invite à percevoir, derrière les conflits, des intentions positives, des valeurs en tension, des histoires à re-raconter.. La finalité de la thérapie n’est donc pas la fusion ni la rupture, mais la liberté dans la relation — cette autonomie relationnelle qui permet à chacun d’exister pleinement sans perdre le lien.
C’est là, sans doute, que se rejoignent les apports du narratif, du stratégique et de l’hypnose : dans l’art de réinventer le lien, à travers les mots, les émotions et les valeurs qui nous relient.

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