L’addiction n’est pas un simple problème comportemental. C’est une problématique complexe, qui mérite d’être analysée de manière globale, interactive, dans un contexte familial, environnemental et biologique.
Quels éléments doivent être pris en compte ? L’attention du thérapeute doit se porter sur quelles dimensions ? Quelles stratégies doit-il utiliser ?


Pour cette étude de cas, nous partons de l’hypothèse selon laquelle le symptôme, ici l’hyperconsommation d’alcool, est une tentative du système de préserver sa survie en maintenant une certaine constance de son organisation, face à des changements de cycle auxquels la famille est confrontée.
Nous verrons comment les processus internes à la famille, au travers de son passé, de ses changements et de sa configuration actuelle, interviennent dans le processus thérapeutique.
Après un recueil d’informations sur le contexte qui précède notre intervention, nous proposerons une première lecture de la situation en tâchant d’identifier la position de notre “client” ainsi que son objectif et en quoi ils diffèrent de ceux de son entourage. Nous explorerons les tentatives de solutions de chacun des membres du système, pour esquisser une première boucle circulaire du problème.
La manifestation des résistances que nous rencontrerons, suite à la prescription de la première tâche paradoxale, nous conduira à rechercher les différentes logiques (de croyance, d’évitement) qui sous-tendent le paradoxe de notre client dans sa quête de l’abstinence, lui qui refuse l’étiquette d’alcoolique.
Des éléments cliniques présents dans le récit familial, nous permettront d’appréhender le symptôme dans sa fonction homéostatique de l’équilibre familial, faisant évoluer la question du début de la thérapie qui était « Comment ne plus boire avec excès ? » en « Comment le système maintient le comportement alcoolique ? ».
Contexte de prise en charge thérapeutique
La psychothérapie que nous allons exposée a été menée en treize séances réparties sur six mois (d’avril à octobre 2020). Si les premiers entretiens se sont déroulés, dans un premier temps, à raison d’une séance par semaine, ceux-ci ont progressivement été espacés à partir de la sixième séance.
Avant de présenter le client et sa situation clinique, il convient de préciser que le cadre dans lequel celui-ci a été rencontré relève d’une consultation psychothérapeutique menée en cabinet libéral. La prise en charge ayant débutée pendant le confinement lié à la crise sanitaire du COVID-19, les entretiens ont eu lieu en viso-conférence. Ce mode de consultation a été privilégié par la suite, avec notre accord, et à la demande du client qui s’est trouvé en télétravail, lui évitant ainsi de longs déplacements depuis son domicile.
La demande d’un suivi psychothérapeutique a été motivée par l’intéressé lui-même qui nous a contacté par téléphone suite à l’échec de l’accompagnement mis en place depuis un an et demi pour une consommation excessive d’alcool.
Recueil d’informations sur le contexte
Daniel est un homme âgé de 35 ans, marié et père de deux petites filles de 7 ans et 4 ans. Il vit non loin de chez sa mère qui est âgée de 63 ans, qui vit seule suite au décès de son mari il y a cinq ans. Lorsqu’il nous contacte, Daniel nous explique qu’il a un problème avec l’alcool depuis un an et demi.
Il a consulté un médecin addictologue du CSAPA pour être accompagné, le centre lui a conseillé, entre autres, des séances de sophrologie et de prendre contact avec une psychologue mais la relation avec cette dernière ne lui ayant pas convenu, Daniel a mis un terme aux séances et n’a plus été suivi depuis août 2019. Lors d’un nouveau rendez-vous au CSAPA en mars 2020, l’addictologue a déploré le manque de prise en charge psychologique et a fortement incité Daniel à reprendre rendez-vous avec un psychologue ; il a ajouté que ça lui serait d’autant plus utile que sa consommation d’alcool était peut être davantage lié à un état dépressif, que de nature addictive.
Précisons que, Daniel ne boit pas quotidiennement, loin de là, il peut s’écouler de nombreuses semaines sans qu’il éprouve le besoin de consommer de l’alcool, pourtant, il a demandé au médecin de le faire entrer en cure de désintoxication.
Le refus du médecin a dérouté Daniel. Nous tâchons d’en savoir davantage sur la position de Daniel sur ce que représente pour lui la cure de désintoxication et en quoi il pense qu’elle pourrait être une solution à son problème.
Nous apprenons alors que c’est surtout une idée de sa mère et que même ses deux sœurs pensent que ça pourrait l’aider. Elles l’incitent à faire tout ce qu’il faut pour qu’il se soigne. Sa sœur aînée s’est même donné la peine de faire une centaine de kilomètres, n’habitant pas la même région, pour l’accompagner au rendez-vous avec l’addictologue du CSAPA.
Une question nous vient alors : pourquoi n’avait-il pas pu s’y rendre seul ou encore pourquoi ne pas y aller avec sa femme ? Il nous explique qu’elle travaillait ce jour-là, que sa sœur s’était proposée spontanément et que l’idée ne lui déplaisait pas d’y aller avec elle, se sentant soutenu. Quant au soutien de sa femme, Daniel nous affirme qu’il est total, qu’elle aussi aimerait le voir se sortir de cette situation mais il sent bien que sa confiance en lui baisse un peu plus à chaque fois. C’est dans ce contexte que Daniel nous demande de l’aider à s’en sortir.
Le client et son entourage : des objectifs différents
Le contexte de cette demande nous éclaire sur le positionnement familial autour de l’idée que Daniel est un « malade qu’il faut soigner », selon le seul point de vue biomédicale de l’addiction, d’où l’idée de la cure de sevrage. Daniel quant à lui, nous dit vouloir comprendre pourquoi il rechute depuis dix-huit mois malgré la prise en charge au CSAPA.
Les propos recueillis lors de la première séance de Daniel font émerger un premier paradoxe : « je sais que c’est une maladie, je ne peux pas faire comme monsieur tout le monde et boire modérément de l’alcool », puis il ajoute « mais je ne suis pas d’accord avec l’étiquette d’alcoolique au sens où ma mère l’emploie, je ne suis pas ivre tous les soirs. D’un côté, je comprends que l’addictologue me fasse pas entrer en cure…d’ailleurs qu’est-ce que je pourrai bien y faire, si j’y entrais demain par exemple, en quoi cela m’aiderait, je n’ai rien bu depuis deux semaines, je suis totalement sobre…mais je vois bien à quel point je fais de la peine à ma femme et à mes filles, et puis jusqu’ici j’ai eu de la chance, il ne m’est rien arrivé de grave alors je veux faire ce qu’il faut pour éviter que ça arrive ».
Quand Daniel s’interroge sur cette envie irrépressible de consommer de l’alcool et les rechutes qu’il vit depuis plusieurs mois, il formule l’hypothèse du deuil compliqué qu’il a dû faire suite au suicide de son père il y a cinq ans. Pour autant, si Daniel peut relier le commencement d’un usage abusif de l’alcool à cette période douloureuse de sa vie, il ne pense pas que ça peut expliquer ses débordements actuels. Il évoque alors l’hypothèse de sa famille d’origine, composée de sa mère et de ses deux sœurs ; selon elles, c’est sûrement héréditaire, leur père était alcoolique, il rentrait ivre chaque soir. Selon l’approche systémique, et le principe d’équifinalité, qui postule que des causes différentes peuvent avoir un même effet ou des causes semblables des effets différents. Nous nous refusons à réduire la situation de Daniel aux seuls concepts de déterminisme et de causalité linéaire, revenant à dire : « Mon père était alcoolique, j’ai hérité de son problème » ou encore « mon père s’est suicidé et depuis je bois avec excès ». Nous préférons interroger la manière dont le problème se pose aujourd’hui et tout ce qui a été tenté pour y remédier.
Les tentatives de solution : « être plus fort que l’alcool »
A ce stade, il nous apparaît également indispensable de mieux cerner la question de la souffrance. En effet, peut-on parler d’addiction tant qu’il n’y a pas souffrance de l’usager ?
La consommation excessive d’alcool par intermittence est-elle en soi, une situation qui fait souffrir Daniel. Or « qui dit addiction, dit souffrance, sinon on est dans l’usage excessif, qui peut faire courir des dangers à soi et aux autres, mais c’est d’une autre nature qu’une addiction avec des critères spécifiques » (Delile, 2020).
En quoi le fait de boire de façon excessive certains soirs, est-il un problème ? Voilà la question que nous posons à Daniel pour nous permettre d’évaluer l’émotion sous-jacente au problème. Il nous répond que pour lui il n’y a pas d’inconvénient à boire avec excès certains soirs mais que c’est plutôt l’image qu’il renvoie à sa famille, il se sent honteux.
Tandis que toute sa famille formule des espoirs de disparition définitive du problème lié à l’alcool grâce à une éventuelle cure, Daniel nous révèle qu’au fond de lui, il aimerait croire qu’il peut être comme « monsieur tout le monde » et consommer sans excès. Dès lors, il se trouve pris au piège de la posture « Je dois être plus fort que la bouteille », et comme il n’y parvient pas, il finit par croire que sa famille a raison, qu’il n’est pas fait pour boire de l’alcool et qu’il doit viser l’abstinence à vie. Telles les prophéties autoréalisatrices, quand l’entourage pense que la rechute est assurée et que l’évolution est nécessairement péjorative (« Qui a bu boira ! »), les patients ont alors hélas des risques de se conformer à ce modèle.
Dès lors, notre hypothèse de travail, selon l’épistémologie systémique et le principe de causalité circulaire, nous conduit à décrire la boucle suivante : Daniel cherche à contrôler sa consommation pour ne plus faire de peine à sa femme mais ne parvenant pas à être totalement abstinent, il en conclue qu’il n’est qu’un faible, qu’un alcoolique comme son père et il se remet donc à boire. C’est un cycle infernal maintenu et aggravé par Daniel et sa famille, par leurs tentatives de solution.
La première prescription paradoxale
Notre première intervention consiste à proposer une question recadrante pour faire changer la perception de Daniel sur son problème : « vous dites que vous n’êtes pas comme votre père, qui lui était un alcoolique qui rentrait ivre chaque soir à la maison, pourquoi donc vouloir vous imposer à vous-même d’aller en cure de sevrage ? ». Daniel convient que ça n’est probablement pas une bonne solution, d’autant que c’est ce qu’il essaye de faire depuis plusieurs mois, se convaincre qu’il doit aller en cure et force est de constater que ça n’a rien réglé, au contraire le phénomène s’est amplifié.
Nous lui proposons alors d’essayer un nouveau comportement de consommation, après nous être assuré auprès de Daniel que son épouse n’y verrait pas d’inconvénient. Nous prescrivons la tâche du « céder pour ne pas craquer » (Garcia, 2017, p.239). Cela consiste à demander à Daniel de pouvoir consommer de l’alcool quand il le souhaite, mais de s’en tenir à un seul verre. S’il venait à en boire un second, alors nous lui demandons d’aller se mettre au lit et boire toute la bouteille. L’objectif visé est d’obtenir un arrêt de la tentative de contrôle menant à l’abstinence, qui maintient Daniel dans l’auto-tromperie de la position « je peux défier l’alcool » (Bateson, 1971).
Lors de la séance suivante, Daniel nous informe qu’il a cédé à la tentation lors d’un apéritif qu’il a pris avec sa femme mais il s’est resservi un deuxième verre de vin, puis un peu plus tard dans la soirée, il a « craqué » et a bu une demie bouteille de rhum seul dans son garage. Il convient bien que s’il a bu toute la bouteille c’est parce que nous l’avions exigé de lui mais il revient dans la posture selon laquelle il ne peut et ne pourra jamais être comme monsieur tout le monde, se contenter d’un verre à l’apéritif, « vous voyez, je n’ai pas pu m’empêcher d’en boire un deuxième, et puis j’ai réfléchi depuis notre dernière séance et quand je remonte dans mes souvenirs, je me rends compte que je ne disais jamais non pour reprendre un verre dans les soirées, en fait je n’ai jamais su boire, c’est pour ça que je n’ai pas d’autre choix que de devoir être abstinent ! ».
La recherche des conduites logiques
L’insistance de Daniel sur ce besoin impérieux de devenir abstinence à vie nous interroge, nous décidons de creuser la question pour comprendre en quoi l’abstinence est si importante pour cette famille. Nous apprenons alors que l’abstinence fait partie du mythe fondateur c’est à dire de l’ensemble de règles et de croyances constitutif de la famille. Alors que Daniel était un tout petit enfant, son père a connu les déboires de l’alcool, que lui consommait quotidiennement de façon abusive. Sa sœur aînée, témoin d’un certain nombre de scènes de ménage, lui a d’ailleurs raconté que leur mère le prenait dans ses bras comme « bouclier protecteur » par peur des violences de son mari quand il était ivre. En menaçant de le quitter et de le priver des enfants, la mère de Daniel a finalement obtenu de son mari qu’il parte faire une cure de désintoxication, d’où il est ressorti avec la promesse d’être abstinent à vie. Daniel avait alors 3 ans quand sa famille a basculé d’un quotidien rendu compliqué par l’alcoolisme à un quotidien où la moindre goutte était bannie de la maison. Ainsi, lorsque des invités apportaient des bouteilles de vin pour le dîner, celles qui n’avaient pas été terminées finissaient dans l’évier. Les fêtes d’anniversaire, du nouvel an, les baptêmes et les mariages étaient fièrement célébrés au « Champomy » et martelés de ce qui devint la devise familiale « pas besoin d’alcool pour s’amuser ».
Le père de Daniel a même été, pendant près de 25 ans, l’ambassadeur d’une association d’aide aux personnes alcooliques, leur apportant son soutien, exposant fièrement son exemple d’abstinent et organisant des week-ends festifs où toute la famille allait se joindre au rassemblement sur le thème « zéro alcool ».
L’abstinence a donc été le ciment de cette famille. Le système familial s’est auto-régulé avec comme solution l’évitement de l’alcool. En buvant de façon excessive, Daniel se trouve en conflit de loyauté avec la règle de sa famille d’origine et dès lors il est désigné par elle comme celui qui celui qui la transgresse.
Les éléments et hypothèses cliniques.
Nous poursuivons donc les séances avec pour objectif d’identifier comment la famille s’est réorganisée suite à la perte du père.
Nous apprenons que quelques mois avant son suicide, le père de Daniel avait tenté une première fois de mettre fin à ses jours. Daniel était intervenu à temps pour le sauver et avait dû encaisser les reproches de son père, « pourquoi t’es intervenu pour me sauver, la prochaine fois je ne me raterai pas ». Ce jour-là, sa femme venait de lui apporter les papiers du divorce. Un divorce inévitable à cause d’une rechute dans l’alcool, alors qu’elle avait été très claire avec lui, « c’est moi ou c’est la bouteille ». Mais face aux douleurs insupportables provoquées par une opération ratée de sa jambe, le père de Daniel, malgré les vingt-cinq années d’abstinence, n’était plus en mesure de lutter contre la bouteille.
L’abstinence, ce ciment qui maintenait le système, était arrivée au bout et la famille éclata quelques mois plus tard quand le père mit effectivement fin à sa vie en se tuant à l’arme à feu.
Les premiers temps, Daniel a accueilli sa mère chez lui, mais la dépression dans laquelle elle plongeait n’étant pas compatible avec la vie de famille, il a fait le choix de préserver sa femme et leurs deux petites filles en demandant à sa mère de rentrer chez elle.
« Je pensais que le plus dur était passé et que le temps l’aiderait à faire son deuil » mais au bout de quelques mois, Daniel apprend par sa sœur aînée qu’en réalité leur mère a toujours connu des phases dépressives puis des phases euphoriques. Il apprend que lorsqu’il a quitté la maison à l’âge adulte, comme il était le dernier des enfants, leur mère a fait une dépression encore plus importante, et que leur père a fait « tampon », comme il l’avait toujours fait.
Daniel dit avoir commencé à boire suite au décès de son papa, mais qu’en y repensant c’est surtout quand sa mère se mettait à déprimer, que Daniel plongeait lui aussi. Si l’on se réfère à cette anecdote racontée par la sœur de Daniel au sujet de la dépression de sa mère lorsqu’il a quitté le cocon familial, nous pouvons proposer la lecture suivante de la situation : le père de Daniel, en faisant « tampon » avait permis à son fils de quitter le nid en gérant à lui seul, et sans que Daniel ne le sache, la douleur que ce départ infligeait à sa mère.
Toutes les familles, à travers des cycles de vie, vivent divers stades développementaux au cours de leur histoire. Des stades importants dans le cycle de vie, bien reconnus, sont l'arrivée des enfants, l'entrée des enfants dans l’adolescence ou encore le départ de la maison du jeune adulte
(Minuchin 1974).
Certaines familles rencontrent à un moment ou à un autre des difficultés à évoluer dans leur développement. L’événement de séparation qui marque le départ des jeunes n'est pas sans répercussions affectives. Cette étape du cycle de vie est souvent décrite par les mères comme un moment difficile à vivre.
La fonction du symptôme dans l’homéostasie familiale
Nous venons de formuler l’hypothèse selon laquelle le père de Daniel avait joué un rôle dans le maintien d’une forme d’équilibre familial lors de son départ de la maison.
Ce qui nous amène à une seconde hypothèse quant à la fonction du symptôme d’alcoolisme dans l’équilibre familial. En effet, en désignant Daniel comme le « patient à soigner », la famille nous amène à nous interroger sur les règles qui la régissent et sur la fonction du symptôme de Daniel, qui pourrait être de maintenir une cohésion ou encore permettre aux autres membres de ne pas remettre en question le fonctionnement global de la famille, selon le principe d’homéostasie.
Depuis le décès du père, la famille est déséquilibrée par ce changement dans sa structure. Comme l’explique Edith Godbether dans sa théorie sur le tiers-pesant, « le malaise actuel était l’indice de l’impossibilité d’intégrer le changement, dû à l’éviction d’un personnage clé dont l’absence devait entraîner les survivants à modifier leur place dans le système.
Le fantôme et le « symptôme » permettaient par contre de maintenir un équilibre fragile » (Godbether, 2017, p. 38). L’absence du père, ramène Daniel et sa mère à la question de la séparation, à laquelle ils n’ont pas pu être confrontés en son temps. En gardant présent le père absent, par le symptôme de l’alcoolisme, la famille ne peut en faire le deuil, d’autant que faire ce deuil implique pour la mère d’en faire un autre, celui de la perte de son fils.
On peut aussi faire l’hypothèse que Daniel, par peur de la séparation d’avec sa mère, se comporte comme ces adolescents, pour qui la prise de toxiques autoriseraient une individuation et une autonomie incertaine. Le symptôme résoudrait alors un dilemme : rester ou partir.
Un dilemme qui nous a été confirmé par l’épouse de Daniel, que nous avions convié à une séance, suite à l’échec de la prescription « céder pour ne pas craquer ». Elle nous avait alors confié que les hauts et les bas de sa mère, étaient très impactants dans leur vie de couple, « on fait beaucoup de choses en fonction d’elle, mon mari accourt au moindre besoin par peur qu’elle ne s’en sorte pas toute seule ». Malgré l’unité dont ils font preuve, quelques tensions sont inévitables dans le couple, Madame, aimerait que son mari puisse prendre du recul sur la maladie de sa mère « ses sœurs y sont parvenues, elles l’encouragent à en faire autant ».
Daniel n’ose pas dire à sa mère qu’elle est trop intrusive dans sa vie, que c’est compliqué de devoir s’organiser pour venir après le travail la dépanner pour un petit rien, ou de laisser sa femme et ses filles certains dimanches pour ne pas la laisser, elle, toute seule.
Un nouvel objectif thérapeutique
Pour avancer dans le travail thérapeutique, et compte-tenu que Daniel se sentait écartelé entre abstinence et consommation, nous avons construit avec lui un objectif élaboré autour des angoisses causées par la situation de sa mère.
Daniel explique que pendant les trois premières années qui ont suivi le décès de son père, il pouvait se passer d’alcool pendant toute la période où sa mère allait bien, quand elle sortait de sa dépression « hivernale » (soit du mois de mars jusqu’à la fin août). Mais que depuis un an et demi, cette consommation n’est plus corrélée à l’état dépressif de sa mère.
Nous cherchons à savoir ce qui a changé depuis un an et demi. Daniel nous dit que depuis quelques mois, sa mère a vu un nouveau psychiatre, qui a posé le diagnostic de trouble bipolaire, expliquant à l’entourage que des phases « hautes » succédaient aux phases « basses » et que cela s’alternait par période de plusieurs mois. Daniel concède qu’il a, depuis, le sentiment que sa mère ne pourra jamais aller bien et cela le fait terriblement souffrir. Les pensées à son sujet deviennent obsessionnelles et son réactivées par toutes les interactions, souvent compliquées avec sa mère. Dans les pires moments, elle parle de se jeter dans le port avec son chien, Daniel a peur de revivre une séquence douloureuse qu’il ne connaît que trop bien. Ainsi, quand il ne parvient plus à stopper ces idées sombres, il se réfugie dans l’alcool « Quand j’ai bu, je m’écroule et je dors pendant des heures » il n’y a que comme ça que je parviens à diminuer mon angoisse ».
Daniel fait partie de ceux pour qui l’usage de la substance toxique permet l’évitement d’une émotion négative. Nous proposons alors à Daniel des techniques stratégiques du type « bloquer les réponses » pour inhiber les pensées obsessionnelles (Bernardo Paoli, 2019, p.147) et aussi, d’écrire le roman du trauma (Cagnoni, Milanese, 2017) qui consiste à prendre le temps pour raconter par écrit l’événement traumatique (ici la tentative de suicide et le suicide de son père) dans ses plus petits détails, toutes les sensations vécues, tout ce qui lui vient en tête de plus terrible.
Malgré ces techniques et sa motivation pour que « ça s’arrête avant qu’il ne [lui] arrive quelque chose de grave », comme il nous l’a dit régulièrement au cours de la thérapie (comme on annoncerait une prophétie autoréalisatrice), les rechutes ont persisté. Bien que nous sachions que ces techniques demandent à être répétées dans le temps, Daniel montrait, à chaque rechute, une impatience et le doute s’emparait de lui. La suite nous a démontré que le recadrage sur l’inadéquation de l’abstinence dans son cas, n’avait probablement pas été assez fort pour casser la logique de croyance de la famille.
Une expérience émotionnelle correctrice
L’accompagnement de Daniel a en effet été interrompu pendant un peu plus de quatre semaines, suite à son entrée à l’hôpital pour une cure de désintoxication. Juste avant d’y entrer, Daniel nous a contacté pour nous expliquer qu’il avait commis, plusieurs jours auparavant, une faute grave en abusant de l’alcool sur son lieu de travail, au point de devoir être pris en charge par les pompiers et être emmené aux urgences dans un état éthylique grave. Sa hiérarchie, qui avait été compréhensive jusqu’à lors (un précédent moins grave avait eu lieu dix-huit mois plus tôt), l’avait cette fois-ci convoqué pour une mise à pied. La prophétie s’était bel et bien réalisée.
Après sa sortie, Daniel a souhaité continuer les séances et nous avons découvert, ensemble, à quel point son hospitalisation avait ouvert la voie au changement et aidé Daniel à trouver comment se positionner vis à vis de son entourage. Dès le début de la cure, tant attendue par sa famille, Daniel s’est senti libéré d’une pression qui pesait sur lui. Il nous explique que les médecins ont dû adapter leur protocole car il est arrivé tout à fait sobre, n’ayant plus rien consommé depuis l’incident qui l’avait mené aux urgences. Il a pu également échanger avec les autres résidents et constater que son degré d’addiction était bien moindre. Il n’avait pas eu besoin, comme eux, de recourir au traitement médicamenteux pour la gestion du manque. Tout cela a été vécu par Daniel comme un recadrage puissant de sa croyance et celle de sa famille. Il pouvait enfin être établi qu’il n’était pas un alcoolique à la différence de son père pour qui la cure s’était avérée nécessaire. En participant à cette cure, Daniel a obtenu de son entourage qu’il cesse toutes les pressions qu’il exerçait pour qu’il s’y soumette. Une manière de leur dire « vous vouliez que j’entre en cure, maintenant que c’est fait, je vais pouvoir passer à autre chose ».
Cette parenthèse à l’hôpital a permis à Daniel une expérience émotionnelle correctrice.
Face à l’inquiétude de sa mère qui l’appelait tous les jours pendant sa cure, Daniel s’est senti tellement étouffé qu’il l’a fermement repoussée, s’étonnant de la fermeté de cette attitude, dont il était incapable il y a encore peu de temps. Aucune angoisse ne l’a assailli pendant son séjour, il a eu le sentiment d’être enfin tranquille, de pouvoir faire ce que bon lui semble. Il s’est aperçu que tous les petits plaisirs, comme faire du sport, lire ou écouter de la musique, lui avaient terriblement manqués. Depuis le décès de son père, il n’avait plus jamais eu un moment rien que pour lui. Il avait sans cesse jonglé entre son travail, son rôle d’époux, de père de famille, celui du frère que l’on missionne pour entretenir la maison parentale et enfin, et non des moindre, celui de fils en soutien d’une mère dépressive. Cette expérience a permis à Daniel de percevoir une autre réalité que celle qu’il s’était créé. C’est paradoxalement, dans le contexte de l’hôpital que Daniel a cessé de se percevoir comme un malade. Puisqu’aucun soin médical ne lui a été apporté, contrairement aux autres résidents, il s’est retrouvé dans la situation de percevoir une « différence qui fait la différence » (Bateson, 1972). Le séjour en cure à l’hôpital a fait l’effet de ce puissant recadrage d’obtenir un changement total de perception sur lui-même, « un changement de type 2 » (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975).
Daniel a pu sortir de cette boucle infernale où cherchant l’abstinence à tout prix et n’y parvenant pas, il se dévalorisait et buvait de plus belle, ce qui l’amenait fatalement à prendre la trajectoire de son père.
Cette expérience s’est avérée très utile dans la méthode de travail, orientée solution, que nous avons mise en place par la suite et qui était auparavant difficile à envisager. Et pour cause, lorsqu’une personne consomme dans un contexte particulier, ici l’évitement d’une émotion négative, elle tient là une « solution artificielle » dont le bénéfice à court terme grève souvent toute tentative visant à le remplacer. Daniel était désormais encouragé à trouver d’autres solutions à son angoisse, devenues accessibles depuis le retour d’expérience vécue à l’hôpital. Nous avons donc porté notre intérêt sur ce qui est réalisable et qui peut être changé, plutôt que sur ce qui est inaccessible et qui ne peut pas être changé. Daniel a accepté de se donner des objectifs, plus modestes, bien définis et réalisables, comme reprendre le cyclisme, le bricolage ou encore inscrire ses filles à la garderie, se libérant du temps pour lui avant qu’elles ne rentrent de l’école. Nous avons choisi d’amplifier ce qui était efficace.
Tout ne fut pas si simple pour autant et notamment dans la vie de couple de Daniel.
Ayant notamment trouvé dans le bricolage un véritable exutoire aux pensées angoissantes, il était amené désormais à passer du temps seul dans son garage, à l’endroit même où il avait l’habitude d’aller boire en cachette prétextant fumer une cigarette. Son épouse s’est alors mise à le surveiller, en descendant toutes les cinq minutes au motif de venir chercher quelque chose ou d’avoir entendu un bruit. De même au travail, il trouvait que les collègues le regardaient de façon suspicieuse, comme s’ils cherchaient des signes dans son comportements d’un éventuel état d’ébriété. Daniel disait qu’il comprenait ce besoin de surveillance, que c’était le prix à payer compte-tenu de la perte de confiance que ses dérives avaient occasionnée. « Je vais devoir montrer patte blanche pendant un bon bout de temps, c’est normal ».
Là encore, nous avons travaillé sur l’ici et maintenant. « Dans le nouveau contexte qui est le vôtre, vous dites comprendre qu’il faille du temps pour regagner la confiance de votre femme, mais vous dites également sentir la pression de cette surveillance. En quoi cette pression est-elle un problème ? ». Daniel, qui d’ordinaire utilise un langage tout à fait contenu et mesuré, est sorti de ses gonds pour la première fois en séance. « Sincèrement, j’en ai marre qu’elle vienne me surveiller, ça m’agace profondément (…) pour dire les choses : ça me fait chier ! Et puis je me dis que ça pourrait durer longtemps si on continue comme ça ! ». Pour autant Daniel ne se sentait pas du tout capable de formuler cette requête à son épouse, se ravisant aussitôt en expliquant qu’elle faisait cela pour son bien. Nous avons alors proposé à Daniel d’utiliser un aphorisme d’Oscar Wild pour aborder ce sujet avec sa femme. « Les meilleures intentions produisent les pires effets »…« je sais que tu veux m’aider et quand tu me surveilles, je sais que tu le fais pour mon bien, mais l’effet de cette surveillance m’oppresse et me renvoie à l’idée que je ne suis pas encore autonome et que je ne suis pas prêt de l’être… ».
Lors de la dernière séance, un peu plus d’un mois plus tard, Daniel était vraiment détendu, comme nous ne l’avions jamais vu auparavant. Il était souriant, heureux de nous annoncer qu’il avait construit des jeux en bois pour ses filles, tout seul dans son garage, sans être dérangé par les incursions de son épouse, qui désormais se montrait plus relâchée elle aussi. Nous avons pris des nouvelles de sa mère, puisque nous venions d’entrer dans la période automnale au cours de laquelle elle entrait dans des phases dépressives. Daniel nous a confirmé que c’était compliqué, qu’elle venait d’être hospitalisée pendant un mois dans un service psychiatrique pour sa dépression. En repartant de l’hôpital où il était allé lui rendre visite, Daniel avait cédé à la tentation de soulager sa douleur avec une bouteille. Mais il était satisfait de ne compter qu’un faux-pas en presque deux mois. D’autant qu’à d’autres occasion, il a su mettre en place les autres solutions, trouvées ensemble pendant la thérapie, pour gérer les émotions suscitées par la maladie de sa mère. Il évoque alors la journée qui a précédé le reconfinement, sa mère était à peine rentrée chez elle suite à son hospitalisation, Daniel lui rend visite en compagnie de ses deux filles, en prévision d’une longue période sans voir leur mamie. Ils déjeunent tous ensemble mais sa mère ne mange quasiment rien, elle a peur de tout, elle est très confuse, ne profite même pas de la présence des petites qui lui avaient apporté des dessins. En repartant, Daniel sent l’émotion le submerger alors qu’il est au volant de sa voiture avec ses filles à l’arrière. Il décide de s’arrêter pour aller dans un parc prendre l’air et regarder les canards. Il nous dit « j’aurai pu m’arrêter au magasin acheter une bouteille mais j’ai évacué l’émotion autrement et de la plus belle des manières en me promenant avec mes enfants ».
Résonnances
Les caractéristiques intrinsèques de l'observateur influençent forcément la description de ce qu'il voit. Mony Elkaïm définit ce processus ainsi : « Il est capital, me semble-t-il, que le thérapeute ne cherche pas à savoir ce qui est bon pour la famille ni ne s'interroge sur la direction que le système thérapeutique devrait suivre ; son travail pourrait plutôt consister à aider les membres de la famille à ne pas emprunter les circuits de relations qui imposaient le maintien du symptôme, afin d'ouvrir d'autres possibles. Quant à ces possibles, le thérapeute les découvrira en même temps que la famille, en changeant lui-même à mesure qu'il aidera les autres à changer » (Elkaïm, 1989, pp. 174-175).
Le cas de Daniel n’a pas été sans créer une résonnance en moi et notamment du fait de trouble bipolaire de sa mère. J’ai moi-même les difficultés de vivre avec une mère diagnostiquée comme bipolaire. Un trouble qui, en ce qui concerne mon expérience, était assez faible en terme d’amplitude entre les phases maniaques et dépressives. Cependant, et depuis mon adolescence, les pensées, les angoisses, les sensations liées à cette situation résonnent en moi. Tout comme dans le cas de Daniel, mon père a lui aussi fait « le tampon », à la différence près que j’en étais consciente et spectatrice, au point de moi-même appliquer ses techniques.
Quelques temps avant que je ne découvre et pratique l’approche systémique et stratégique, mais plus encore depuis, j’avais remis en question le diagnostic de trouble bipolaire concernant ma mère. Persuadée que ce diagnostic influence notre perception, j’ai comme Daniel, qui a perdu consécutivement le contrôle de sa consommation, connu une période de boulimie dès lors que le terme de bipolarité fut posé. C’est comme si le diagnostic ancrait notre souffrance à tout jamais, anéantissant tout espoir d’en sortir. Pourtant, quand Daniel m’exposait les angoisses au sujet de sa mère et notamment sa crainte de la voir se jeter dans le port, mes propres émotions se sont réactivées et j’ai alors perdu de vue, me semble-t- il, la logique de croyance sur l’abstinence qui était bien plus forte que les difficultés relationnelles avec une mère bipolaire. N’ayant pas connu moi-même de problème d’alcoolisme dans ma famille, j’ai peut-être été moins sensible à cette lecture du problème, le réduisant à une logique de contrôle de la consommation.
L’expérience correctrice de l’hospitalisation, m’a donc fait du bien à moi aussi, me permettant, à défaut d’avoir pu l’anticiper voire même de l’éviter, de l’analyser après coup en séance avec Daniel.
Conclusion
L’analyse du cas de Daniel, nous permet de constater qu’il y a eu quelques écueils au cours de la thérapie, comme notamment l’échec de la prescription paradoxale du « céder pour ne pas craquer », la persistance du symptôme et l’impatience de notre client à voir sa situation évoluer ou encore cette séquence où nous rapportons son appel avant d’entrer en cure à l’hôpital.
Autant de situations, qui nous ont fait craindre de perdre la relation, pourtant elle a tenu bon.
Certaines études ont mesuré l’impact de l’alliance thérapeutique en thérapie systémique sur l’adhésion du patient. Il en ressort que « si l’alliance est déterminante dans l’intervention psychothérapeutique, elle n’est toutefois pas en elle-même suffisante. La qualité de la relation entre le patient et le thérapeute nécessite d’observer par ceux-ci un ou des changements dans la problématique ou la situation ayant justifié la consultation » (Lambrette, 2019, p.107). Il semble bien que ce soit ce que nous avons vécu suite à la séquence de l’hospitalisation.
De plus, en faisant ce travail d’analyse permettant une prise de recul, nous avons été amené à nous interroger sur l’opportunité d’impliquer la mère de Daniel à la thérapie. Nous pensons, que nous aurions ainsi pu identifier la qualité émergeante de leur relation en les recevant tous les deux et travailler la question de la séparation. Est-ce que les résonnances que nous évoquions sont à l’origine de cette impasse ? C’est fort possible.
Grâce au modèle systémique et stratégique, nous avons pu rebondir et utiliser l’épisode de l’hospitalisation comme une exception, nous permettant d’orienter solution la thérapie.
Où se former à l’approche systémique et stratégique ?
LACT propose plusieurs parcours de formations web certifiantes en direct avec 50 formateurs internationaux.