Dans l’approche systémique et stratégique, nous considérons le symptôme non comme un problème isolé à traiter, mais comme une pièce d’un puzzle plus vaste : celui du système familial dans lequel il s’inscrit.
Comme le souligne l’école de Palo Alto, dont les principes fondamentaux ont révolutionné notre compréhension des interactions humaines, le symptôme peut être compris comme une tentative de solution devenue problématique.
Le symptôme comme gardien de l’homéostasie familiale
Une solution déguisée en problème
Dans la perspective systémique, le symptôme n’est pas un accident ou une défaillance, mais une réponse adaptative à une situation complexe. Il joue souvent le rôle de régulateur homéostatique, maintenant un équilibre précaire dans un système familial qui, sans lui, risquerait l’implosion.
Prenons l’exemple classique de l’enfant qui développe des troubles du comportement au moment précis où ses parents traversent une crise conjugale majeure. Ce n’est pas un hasard si les conflits intrafamiliaux coïncident souvent avec l’apparition de symptômes chez l’un des membres. Selon les données recueillies par Vitry (2024) dans La thérapie brève systémique stratégique, près de 68% des familles consultant pour un symptôme chez l’enfant présentent des conflits conjugaux non résolus.
Le symptôme devient alors ce que Robert Neuburger appellerait avec malice “le pompier pyromane” : il éteint un feu (le conflit conjugal) en en allumant un autre (le trouble comportemental), détournant ainsi l’attention et les ressources familiales vers un problème “gérable”.
La conspiration du silence, complice du symptôme
Un mécanisme particulièrement fascinant dans cette dynamique est ce que les systémiciens nomment “la conspiration du silence”. Ce phénomène, documenté dans de nombreux cas cliniques, apparaît lorsque tous les membres d’une famille s’accordent tacitement pour ne pas aborder certains sujets explosifs. Comme le souligne G. Vitry (2024), la conspiration du silence a une importance centrale dans la compréhension des dynamiques familiales dysfonctionnelles. Dans ce contexte, le symptôme devient le porte-parole muet d’un système en souffrance, exprimant ce que les mots ne peuvent dire. Il est à la fois le gardien du secret familial et son expression détournée.
Les mécanismes de régulation par le symptôme
Le symptôme comme déflecteur de conflits
L’une des fonctions les plus courantes du symptôme est de détourner l’attention des conflits latents. Dans l’ouvrage “Quand le travail fait mal”, de Scorraille et al. (2017) décrivent comment ce mécanisme opère également dans les systèmes professionnels : “Les conflits professionnels peuvent engendrer des symptômes individuels qui, paradoxalement, maintiennent la cohésion apparente du groupe.” Cette fonction déflectrice est particulièrement visible dans les cas de troubles anxieux ou de TOC, où l’individu porteur du symptôme concentre sur lui l’inquiétude familiale, permettant d’éviter d’autres sujets plus menaçants pour l’équilibre du système.
Le symptôme comme régulateur de distance
Une autre fonction fascinante du symptôme est sa capacité à réguler la distance émotionnelle entre les membres d’une famille. Pensez à l’adolescent qui développe soudainement une phobie sociale au moment où se pose la question de son autonomisation. Son symptôme lui permet paradoxalement de maintenir une dépendance à ses parents tout en exprimant son besoin d’indépendance. Selon les données recueillies par Rodríguez-Orozco et al. (2009), le symptôme chez l’enfant (comme une maladie chronique ou une allergie) peut être interprété comme l’expression d’une dysfonction générale de l’organisation familiale, renforçant une homéostasie familiale rigide et agissant comme un régulateur du système.
Le symptôme comme stabilisateur des rôles familiaux
Dans de nombreux systèmes familiaux, les rôles sont rigidement définis et contribuent à l’identité même de la famille. Le symptôme peut alors servir à maintenir ces rôles lorsqu’ils sont menacés par des changements internes ou externes. Prenons l’exemple d’une mère dont l’identité est fortement liée à son rôle de soignante. Lorsque ses enfants grandissent et deviennent autonomes, l’un d’eux peut développer un symptôme (dépression, trouble alimentaire, etc.) qui permet à la mère de continuer à exercer son rôle nourricier et protecteur. Cette dynamique est particulièrement visible dans les familles confrontées à la maladie d’Alzheimer, comme le soulignent Thomas & Hazif-Thomas (2004). La maladie n’affecte pas seulement l’individu mais tout le système familial, et la gestion des symptômes nécessite de renforcer la complexité et l’écologie familiale, en s’appuyant sur les loyautés familiales pour construire de nouvelles alternatives relationnelles.
Les symptômes préférentiels des systèmes familiaux
La dépression comme régulateur par excellence
Parmi les symptômes les plus fréquemment observés comme régulateurs familiaux, la dépression occupe une place de choix avec son cortège de symptômes - repli sur soi, ralentissement psychomoteur, perte d’intérêt - constitue un puissant régulateur du système familial. Elle permet souvent d’éviter des conflits ouverts, de maintenir une proximité forcée (par les soins qu’elle nécessite) et de geler temporairement un système en crise.
Les troubles anxieux et phobiques : sentinelles du système
Les troubles anxieux, avec leur cortège de peurs et d’évitements, constituent également d’excellents régulateurs systémiques. Une phobie peut efficacement restreindre les mouvements d’une famille entière, créant une cohésion forcée autour des limitations qu’elle impose.
Comme le souligne Vitry (2024), les troubles anxieux peuvent servir de “sentinelles” signalant les limites à ne pas franchir dans un système familial. L’anxiété devient alors le gardien invisible des frontières systémiques, alertant lorsque l’équilibre est menacé.
Les TOC : ritualisation de l’angoisse familiale
Les troubles obsessionnels compulsifs représentent une forme particulièrement élaborée de régulation systémique. Par leurs rituels rigides et leurs obsessions envahissantes, ils imposent une structure et un rythme à l’ensemble du système familial.
Le paradoxe thérapeutique : quand guérir le symptôme déstabilise le système
La résistance au changement : une affaire de famille
L’une des observations les plus déroutantes pour les thérapeutes novices est la résistance que peut opposer un système familial à la guérison de l’un de ses membres. Cette résistance n’est pas le fruit d’une malveillance, mais témoigne de la fonction régulatrice du symptôme. Comme le souligne Robert Neuburger dans ses séminaires à LACT, “guérir le patient identifié sans prendre en compte le système familial, c’est comme retirer la valve de sécurité d’une cocotte-minute en ébullition : ça peut faire des dégâts considérables !”
Cette résistance systémique explique pourquoi certains symptômes persistent malgré des traitements individuels apparemment efficaces. Le paradoxe de la spontanéité entre alors en jeu : plus on tente d’éliminer directement le symptôme, plus le système peut le renforcer pour maintenir son équilibre.
Les rechutes comme tentatives de restauration de l’équilibre
Les rechutes, souvent interprétées comme des échecs thérapeutiques, peuvent en réalité témoigner de la puissance régulatrice du symptôme dans le système familial. Lorsqu’un symptôme disparaît sans que le système ait trouvé d’autres moyens de régulation, la pression peut devenir intolérable et provoquer la réapparition du symptôme ou l’émergence d’un nouveau. C’est ce que Watzlawick, figure emblématique de l’école de Palo Alto, appelait le “changement 1” : un changement qui se produit à l’intérieur du système sans en modifier les règles fondamentales. Pour obtenir un “changement 2”, plus profond et durable, c’est l’ensemble du système qui doit évoluer.
Le déplacement du symptôme : quand le système s’adapte
Un phénomène particulièrement révélateur de la fonction régulatrice du symptôme est son déplacement au sein du système familial. Lorsqu’un membre guérit de son symptôme sans que les dynamiques familiales sous-jacentes aient été adressées, il n’est pas rare qu’un autre membre développe à son tour un symptôme. Ce phénomène, que les systémiciens appellent “la migration du symptôme”, illustre parfaitement comment le système familial utilise le symptôme comme régulateur homéostatique. Si la fonction régulatrice est nécessaire et que le symptôme initial disparaît, le système trouvera un autre moyen d’assurer cette régulation.
L’approche thérapeutique systémique : traiter le symptôme en respectant sa fonction
Reconnaître la fonction positive du symptôme
La première étape d’une approche systémique efficace consiste à reconnaître et respecter la fonction positive que le symptôme remplit dans le système familial. Plutôt que de le considérer comme un ennemi à abattre, le thérapeute systémique l’aborde comme un allié potentiel, un informateur précieux sur les dynamiques familiales sous-jacentes.
Cette posture, qui peut sembler contre-intuitive, est pourtant fondamentale. Comme le souligne l’approche systémique de l’éducation, “le symptôme est souvent la meilleure solution que le système a trouvée face à une situation difficile”.
Utiliser les résistances plutôt que les combattre
L’une des innovations majeures de l’approche systémique et stratégique est sa capacité à utiliser les résistances plutôt que de les combattre frontalement. Cette approche, inspirée des arts martiaux orientaux, consiste à “accompagner” le mouvement de résistance pour le rediriger plutôt que de s’y opposer.
Dans la pratique clinique de LACT, cette approche se traduit par des interventions paradoxales qui peuvent sembler déroutantes au premier abord. Par exemple, dans le traitement des TOC, le thérapeute peut parfois prescrire temporairement le symptôme (demander au patient d’exécuter délibérément ses rituels) pour en reprendre le contrôle et en modifier progressivement la fonction.
Créer des alternatives fonctionnelles au symptôme
L’objectif ultime de l’approche systémique n’est pas simplement d’éliminer le symptôme, mais de créer des alternatives fonctionnelles qui permettront au système familial de maintenir son équilibre sans recourir au symptôme.
Cette création d’alternatives passe souvent par l’identification et la modification des tentatives de solution dysfonctionnelles que la famille a mises en place. Comme le souligne Vitry et al. (2024), “ce ne sont pas les problèmes qui créent les difficultés durables, mais les solutions inefficaces que nous mettons en œuvre pour les résoudre”.
L’approche systémique propose alors d’explorer avec la famille de nouvelles modalités d’interaction qui permettront de répondre aux besoins sous-jacents que le symptôme satisfaisait, mais de manière plus fonctionnelle et moins coûteuse pour le système.
Études de cas : quand le symptôme régule le système
Le cas de la famille B. : l’anorexie comme régulateur de distance
La famille B. consulte pour l’anorexie de leur fille de 16 ans, Emma. L’exploration systémique révèle rapidement que les symptômes ont débuté peu après que le père, cadre supérieur, ait refusé une mutation à l’étranger pour “ne pas perturber sa fille en pleine adolescence”.
L’analyse des interactions familiales montre que l’anorexie d’Emma remplit plusieurs fonctions régulatrices :
- Elle maintient le père géographiquement proche (il refuse désormais tout déplacement professionnel)
- Elle rapproche les parents, auparavant en conflit, autour d’une cause commune
- Elle permet à Emma d’exercer un contrôle sur le système familial tout en exprimant son malaise
La thérapie systémique a consisté non pas à combattre directement les symptômes anorexiques, mais à proposer des alternatives pour répondre aux besoins de proximité, de contrôle et d’expression que le symptôme satisfaisait. L’approche narrative a notamment permis à Emma de trouver d’autres moyens d’affirmer son identité et son autonomie.
Le cas de la famille M. : les TOC comme gardiens de l’ordre familial
Monsieur M., 42 ans, développe des TOC de vérification après la naissance de son deuxième enfant. Il vérifie compulsivement les portes, les fenêtres, le gaz, créant des rituels élaborés qui mobilisent jusqu’à 3 heures de sa journée.
L’analyse systémique révèle que ces symptômes sont apparus dans un contexte familial particulier :
- Madame M. a repris un travail à temps plein, bouleversant l’organisation familiale
- Les grands-parents, auparavant très présents, se sont éloignés suite à un désaccord
- Le couple traversait une période de questionnements sur leur avenir commun
Dans ce contexte, les TOC de Monsieur M. remplissent plusieurs fonctions régulatrices :
- Ils réintroduisent de l’ordre et du contrôle dans un système déstabilisé
- Ils légitiment une présence accrue de Monsieur M. au domicile
- Ils détournent l’attention des tensions conjugales vers un “problème” extérieur
La thérapie a consisté à accompagner la famille dans la gestion du TOC tout en travaillant sur les dynamiques relationnelles sous-jacentes, notamment en aidant le couple à négocier explicitement les nouvelles règles familiales plutôt que de les exprimer à travers le symptôme.
Le questionnement circulaire : cartographier les interactions autour du symptôme
Le questionnement circulaire, technique développée par l’école de Milan et perfectionnée par les thérapeutes systémiques, permet d’explorer les interactions familiales qui entourent le symptôme et d’en révéler la fonction régulatrice.
Cette technique consiste à poser des questions qui explorent les relations entre les membres de la famille plutôt que les caractéristiques individuelles. Par exemple, plutôt que de demander “Comment vous sentez-vous quand vous avez une crise d’angoisse ?”, le thérapeute demandera “Que fait votre conjoint lorsque vous avez une crise d’angoisse ? Et vos enfants ? Qui s’inquiète le plus ? Qui s’en préoccupe le moins ?”.
Ces questions permettent de cartographier le “réseau d’influence” autour du symptôme et de comprendre comment il participe à la régulation du système familial.
Les défis contemporains : nouveaux symptômes, mêmes fonctions
Les addictions numériques : régulateurs modernes de l’anxiété familiale
Dans notre société hyperconnectée, de nouveaux symptômes émergent, notamment les addictions numériques. Pourtant, leur fonction régulatrice reste similaire à celle des symptômes plus “classiques”.
Comme le soulignent Vitry et al. (2023) dans Comprendre et soigner les addictions, “l’addiction au smartphone chez l’adolescent peut remplir une fonction de régulation de la distance relationnelle avec les parents, tout en maintenant un lien permanent via les messages et appels”.
Ces nouvelles formes d’addiction constituent des réponses adaptatives à des contextes familiaux spécifiques, et leur traitement efficace nécessite de comprendre leur fonction régulatrice plutôt que de simplement tenter de les supprimer.
Les troubles anxieux dans un monde incertain : symptômes individuels ou régulateurs collectifs ?
L’augmentation des troubles anxieux dans nos sociétés contemporaines pose la question de leur fonction régulatrice non seulement au niveau familial, mais aussi au niveau social plus large. Dans un monde perçu comme de plus en plus incertain et menaçant, l’anxiété peut fonctionner comme un régulateur collectif, permettant de maintenir une vigilance face aux dangers potentiels tout en justifiant un repli sur des structures familiales traditionnelles. Cette perspective élargit la compréhension systémique au-delà du cadre familial strict, pour englober les systèmes sociaux plus vastes dans lesquels les familles s’inscrivent.
Implications pratiques pour les professionnels
Pour les thérapeutes : au-delà du symptôme, la danse familiale
Pour les thérapeutes, adopter une perspective systémique sur la fonction régulatrice du symptôme implique un changement radical de posture. Il ne s’agit plus de se focaliser sur le “patient identifié” et son symptôme, mais d’observer et d’intervenir sur la “danse familiale” qui l’entoure.
Cette approche nécessite des compétences spécifiques, notamment :
- Une capacité à observer les patterns interactionnels plutôt que les comportements individuels
- Une neutralité bienveillante qui évite de prendre parti dans les conflits familiaux
- Une créativité dans l’élaboration d’interventions qui respectent la fonction du symptôme tout en proposant des alternatives
La formation à l’approche systémique devient alors un outil précieux pour les professionnels souhaitant enrichir leur pratique de cette perspective.
Pour les familles : comprendre sans culpabiliser
Pour les familles, comprendre la fonction régulatrice du symptôme peut être libérateur. Cette perspective permet de sortir des logiques de blâme et de culpabilité qui accompagnent souvent l’apparition d’un symptôme chez l’un des membres.
Comme le souligne Robert Neuburger dans ses interventions à LACT, “le symptôme n’est pas la faute de quelqu’un, mais la solution trouvée par tous”. Cette vision déculpabilisante ouvre la voie à une collaboration thérapeutique plus constructive.
Les familles peuvent alors être invitées à explorer ensemble de nouvelles façons d’interagir qui répondront aux besoins que le symptôme satisfaisait, mais de manière plus épanouissante pour tous.
Conclusion : vers une écologie des relations familiales
Comprendre le symptôme comme régulateur du système familial nous invite à adopter une vision écologique des relations humaines. Tout comme dans un écosystème naturel où chaque élément, même apparemment nuisible, joue un rôle dans l’équilibre global, le symptôme remplit une fonction dans l’écologie familiale.
Cette perspective nous éloigne des approches réductionnistes qui isolent le symptôme de son contexte pour le combattre, et nous oriente vers des interventions plus respectueuses de la complexité des systèmes humains.
Comme le suggère la sagesse systémique, il ne s’agit pas tant de supprimer le symptôme que de rendre sa fonction régulatrice obsolète en créant des alternatives plus satisfaisantes pour l’ensemble du système familial.
Si vous reconnaissez dans votre propre famille des patterns où un symptôme semble jouer un rôle régulateur, une consultation avec un thérapeute formé à l’approche systémique pourrait vous aider à explorer de nouvelles voies relationnelles plus épanouissantes pour tous les membres de votre système familial.
Références
Rodríguez-Orozco, A. R., Kanán-Cedeño, E. G., León-Gutiérrez, M. A., Barbosa-Sánchez, C. E., & Tejeda-Cárdenas, R. (2009). The family system and the allergic child. Notes about the role of the symptoms in family functioning. Allergologia et immunopathologia, 37(4), 199-203.
Thomas, P., & Hazif-Thomas, C. (2004). Maladie d’Alzheimer et fragilité du système familial. NPG Neurologie-Psychiatrie-Gériatrie, 4(22), 27-30.
de Scorraille, C. et al. (2017). Quand le travail fait mal. Érès.
Watzlawick, P., & Nardone, G. (2000). Stratégie de la thérapie brève. Paris: Éditions du Seuil.
Vitry, G. et al. (2024). Le grand livre du diagnostic systémique et de l’intervention stratégique. Paris: Dunod.
Vitry, G. (2024).Thérapie brève systémique stratégique. DeBoeck
Vitry, G. et al. (2023). Comprendre et soigner les addictions. Paris: Dunod.
Neuburger, R., (2000). L’irrationnel dans le couple et la famille. ESF.
