Imaginez un instant que vous observiez un couple se disputer. L’homme hausse le ton parce que sa femme s’est murée dans le silence. Et elle s’enferme dans le silence parce qu’il hausse le ton. Qui a commencé ? Dans cette valse relationnelle, l’information circule en boucle, créant ce que nous appelons, dans notre jargon systémique, une “circularité”.
La circularité de l’information constitue l’un des concepts fondamentaux de l’approche systémique. Elle décrit comment les messages, les comportements et les réactions s’influencent mutuellement dans un système, formant des boucles de rétroaction qui peuvent soit stabiliser le système (rétroaction négative), soit l’amplifier jusqu’à la rupture (rétroaction positive). Comme le soulignait Paul Watzlawick, “on ne peut pas ne pas communiquer” - et j’ajouterais : “on ne peut pas ne pas créer de boucles”.
Dans cet article, nous explorerons les mécanismes de ces boucles d’information, leur impact sur nos relations et nos problèmes, et comment les thérapeutes peuvent les utiliser comme leviers de changement. Car comprendre la circularité, c’est tenir la clé de nombreuses serrures thérapeutiques.

La danse circulaire des informations
La circularité n’est pas qu’une simple notion théorique ; c’est le fondement de toute relation humaine. Lorsque deux personnes interagissent, elles créent inévitablement des boucles d’information où chaque comportement devient à la fois cause et effet.
Prenons l’exemple d’un patient anxieux. Plus il s’inquiète de son anxiété, plus il devient anxieux. Plus il devient anxieux, plus il s’inquiète de son anxiété. Voilà une boucle de rétroaction positive (qui amplifie le phénomène) parfaitement fonctionnelle… pour maintenir le problème ! Comme le rappelle Grégoire Vitry (2023), “dans 87% des cas de troubles anxieux traités en thérapie brève, la tentative de solution consistant à ‘contrôler l’anxiété’ devient le principal facteur d’amplification du problème”.
Cette circularité s’observe également dans les phobies sociales, où la peur du jugement d’autrui conduit à des comportements d’évitement qui renforcent l’isolement, lequel alimente à son tour la peur du jugement.
Les axiomes de Watzlawick
Pour comprendre pleinement la circularité de l’information, il convient de revisiter les 5 axiomes de la communication pragmatique établis par Paul Watzlawick. Parmi eux, deux sont particulièrement pertinents pour notre sujet :
- La ponctuation de la séquence des faits : Chaque participant à une interaction découpe la séquence communicationnelle selon sa propre perception, créant ainsi sa “vérité” sur qui a commencé. Dans une dispute conjugale, chacun est persuadé que l’autre est à l’origine du problème, alors qu’ils sont tous deux pris dans une boucle sans début ni fin identifiable.
- La métacommunication : La capacité à communiquer sur la communication elle-même peut permettre de sortir des boucles dysfonctionnelles. C’est d’ailleurs l’un des outils thérapeutiques les plus puissants : aider les patients à observer leurs propres boucles de l’extérieur.
Comme le souligne Claude de Scorraille (2017), “dans les situations de souffrance au travail, les personnes sont souvent incapables d’identifier les boucles relationnelles dans lesquelles elles sont piégées. Cela les empêche d’envisager des solutions alternatives”.
Les types de boucles de rétroaction : stabilisation vs amplification
La théorie des systèmes distingue deux types fondamentaux de boucles de rétroaction :
Les boucles de rétroaction négative (ou stabilisatrices)
Ces boucles maintiennent l’homéostasie du système. Elles fonctionnent comme un thermostat : lorsqu’une déviation apparaît, le système réagit pour revenir à l’équilibre. Dans une famille, les règles implicites, les rituels et les habitudes servent souvent de mécanismes homéostatiques.
Exemple : Un adolescent commence à rentrer tard. Ses parents imposent une sanction. L’adolescent rentre à l’heure pendant quelque temps. Le système familial retrouve son équilibre… jusqu’à la prochaine perturbation.
Les boucles de rétroaction positive (ou amplificatrices)
Contrairement à ce que suggère leur nom, ces boucles ne sont pas nécessairement “positives” dans le sens bénéfique. Elles amplifient les écarts et peuvent mener à des changements profonds ou à des ruptures du système.
Exemple : Un homme jaloux surveille constamment son épouse. Cette surveillance la fait se sentir étouffée et la pousse à chercher plus d’indépendance. Cette recherche d’indépendance intensifie la jalousie et la surveillance de son mari. La spirale s’amplifie jusqu’à la rupture potentielle.
Cette dynamique est particulièrement visible dans les troubles obsessionnels compulsifs, où les rituels censés réduire l’anxiété finissent par l’amplifier à long terme.
Quand les solutions deviennent le problème
L’un des aspects les plus particuliers de la circularité informationnelle est le paradoxe de la spontanéité : plus on essaie délibérément d’être spontané, moins on l’est. Ce paradoxe se retrouve dans de nombreuses boucles dysfonctionnelles où la solution tentée devient le problème principal.
Prenons l’insomnie : plus on s’efforce de s’endormir, plus le sommeil nous fuit. La tentative de solution (forcer le sommeil) devient le problème central. C’est ce que l’approche systémique de l’insomnie met en évidence : le véritable problème n’est souvent pas l’insomnie elle-même, mais la lutte contre l’insomnie.
Le névrosé est celui qui construit sa prison, puis se plaint d’être enfermé, tout en continuant à renforcer les murs. Cette métaphore illustre parfaitement comment nos tentatives de solution peuvent nous enfermer dans des boucles dysfonctionnelles.
Dans les situations de harcèlement moral, la victime développe souvent des stratégies d’évitement ou de soumission qui, paradoxalement, encouragent le harceleur à intensifier ses comportements.
La double contrainte
La théorie de la double contrainte, développée par Gregory Bateson, représente une forme particulièrement pernicieuse de boucle informationnelle. Elle décrit une situation où une personne reçoit deux messages contradictoires simultanément, créant un dilemme insoluble.
Par exemple, une mère dit à son enfant “Viens m’embrasser” tout en se raidissant physiquement lorsqu’il approche. Que l’enfant obéisse ou non, il sera en faute. Ces doubles contraintes, lorsqu’elles deviennent chroniques, peuvent contribuer à des troubles psychologiques sévères.
Applications cliniques : intervenir sur les boucles
Le dialogue stratégique : briser les cercles vicieux
Le dialogue stratégique, développé par Giorgio Nardone, représente une méthode puissante pour intervenir sur les boucles dysfonctionnelles. Cette approche utilise des questions spécifiques pour amener le patient à percevoir différemment sa situation et à découvrir par lui-même les alternatives possibles.
Par exemple, face à un patient souffrant d’un doute pathologique, le thérapeute pourrait demander : “Si vous deviez expliquer à quelqu’un comment devenir aussi incertain que vous, quels conseils lui donneriez-vous ?” Cette question paradoxale permet au patient de prendre conscience des mécanismes qu’il utilise pour entretenir son doute.
Les prescriptions paradoxales : utiliser la circularité contre elle-même
L’une des interventions consiste à prescrire le symptôme ou la boucle problématique elle-même. En demandant au patient de reproduire volontairement ce qu’il fait habituellement de manière involontaire, on introduit un changement fondamental dans la boucle : ce qui était subi devient choisi.
La circularité dans les systèmes plus larges : famille, travail, société
La circularité de l’information ne se limite pas aux problèmes individuels ; elle structure également les systèmes plus larges comme les familles, les organisations et les sociétés.
Circularité familiale
Dans l’approche systémique de l’éducation, on observe comment les prophéties auto-réalisatrices créent des boucles qui façonnent le comportement des enfants. Un parent qui perçoit son enfant comme “difficile” aura tendance à interpréter ses comportements à travers ce filtre, ce qui provoquera des réactions parentales qui, à leur tour, encourageront l’enfant à se comporter de manière “difficile”.
Circularité organisationnelle
Dans le monde professionnel, le management systémique s’intéresse particulièrement aux boucles de rétroaction qui structurent les relations de travail. Les situations de burn-out, par exemple, résultent souvent de boucles où l’employé compense le stress par un surinvestissement, lequel augmente l’épuisement, conduisant à plus de stress et ainsi de suite.
Claude de Scorraille (2017) observe que “dans les organisations, 59% des conflits persistants sont maintenus par des boucles de rétroaction où chaque partie justifie son comportement comme une réaction nécessaire au comportement de l’autre”.

Conclusion : danser avec les boucles plutôt que lutter contre elles
Comprendre la circularité de l’information nous invite à adopter une perspective radicalement différente sur nos problèmes. Plutôt que de chercher des causes linéaires et des coupables, nous pouvons observer les boucles dans lesquelles nous sommes pris et intervenir stratégiquement pour les transformer.
La formation systémique offre aux thérapeutes les outils nécessaires pour identifier ces boucles et intervenir efficacement avec une amélioration significative des symptômes en moins de 10 séances” (Vitry, 2024).
Si vous vous reconnaissez dans certaines des boucles décrites dans cet article, si vous avez l’impression de tourner en rond face à un problème persistant, n’hésitez pas à consulter un thérapeute formé à l’approche systémique stratégique. Les consultations LACT vous permettront de porter un regard nouveau sur vos difficultés et de découvrir des solutions là où vous ne voyiez que des impasses.
Car finalement, la circularité n’est pas qu’une prison ; bien comprise et utilisée, elle devient un puissant levier de changement. La sagesse, c’est de reconnaître les schémas qui nous connectent - et parfois, de savoir les transformer.
Références
Bateson, G. (1972). Steps to an Ecology of Mind. University of Chicago Press.
de Scorraille, C. (2017). Quand le travail fait mal. InterÉditions.
Nardone, G., & Watzlawick, P. (2005). Brief Strategic Therapy: Philosophy, Techniques, and Research. Jason Aronson.
Vitry, G. (2024). Thérapie brève systémique stratégique. DeBoeck..
Vitry, G. (2024). Le grand livre du diagnostic systémique et de l’intervention stratégique. Dunod.
Watzlawick, P., Beavin, J. H., & Jackson, D. D. (1967). Pragmatics of Human Communication: A Study of Interactional Patterns, Pathologies, and Paradoxes. W. W. Norton & Company.
Watzlawick, P., Weakland, J., & Fisch, R. (1974). Change: Principles of Problem Formation and Problem Resolution. W. W. Norton & Company.
