Dans ce monde où nous décomposons pour comprendre, l’émergence nous rappelle que la vie, telle le vin, ne se réduit pas à ses ingrédients. Les systèmes humains – familles, couples, organisations – génèrent des propriétés nouvelles qui transcendent leurs composants individuels.
Quand 1+1=3 : le mystère de l’émergence systémique
L’émergence est le phénomène par lequel un système manifeste des propriétés que ses parties isolées ne possèdent pas. C’est l’un des concepts les plus importants de l’approche systémique. Comme le soulignait Joël de Rosnay dans sa vision systémique, un système n’est pas réductible à la somme de ses éléments, mais se définit par les interactions entre ces éléments et les propriétés nouvelles qui en résultent (LACT, 2023).
Imaginez un couple. Deux individus distincts s’unissent et créent une entité nouvelle qui possède sa propre identité, ses règles implicites, ses mythes fondateurs. Robert Neuburger parlerait d’une “soupe relationnelle” où les ingrédients individuels se transforment pour créer une saveur unique, impossible à prédire par la simple connaissance des composants (Vitry, 2024).
Cette émergence n’est pas qu’une curiosité théorique. Elle constitue le fondement même de notre approche thérapeutique. Or la plupart des problématiques relationnelles traitées en thérapie systémique impliquent des phénomènes émergents que les patients ne peuvent identifier par eux-mêmes car ils sont prisonniers de leur vision linéaire et causale des difficultés.
La double contrainte : l’émergence d’un piège relationnel
Prenons l’exemple de la double contrainte, ce mécanisme relationnel pathogène identifié par Gregory Bateson. Deux injonctions contradictoires, associées à l’impossibilité de méta-communiquer sur cette contradiction, créent un contexte où aucune réponse n’est satisfaisante. Ce n’est pas l’injonction A ou l’injonction B qui pose problème, mais leur coexistence dans un système clos qui génère une souffrance émergente (LACT, 2023).
Prenons un exemple parfait d’injonction paradoxale. “Sois spontané !” Comment peut-on délibérément être spontané ? L’effort même pour répondre à cette demande la rend impossible à satisfaire. Ce paradoxe de la spontanéité illustre comment l’émergence d’une propriété systémique – ici, l’impossibilité logique – transcende les intentions individuelles des acteurs.
Dans ma pratique clinique, j’ai rencontré une mère qui répétait à son fils adolescent : “Tu peux tout me dire, je ne me fâcherai jamais”, tout en manifestant une désapprobation non-verbale évidente lorsqu’il tentait d’exprimer ses véritables pensées. L’adolescent se retrouvait piégé dans un système où l’honnêteté était simultanément exigée et punie. Ce n’est ni la mère ni le fils qui “causaient” le problème, mais bien la configuration relationnelle émergente.
L’auto-organisation : quand le désordre engendre l’ordre
Un autre aspect de l’émergence dans les systèmes humains est leur capacité d’auto-organisation. Sans planification, des patterns stables émergent spontanément des interactions entre les composants du système. Les familles développent des rituels, des règles implicites, des rôles assignés – tout un écosystème relationnel qui se maintient par lui-même.
Cette auto-organisation peut être fonctionnelle ou dysfonctionnelle. Dans les troubles obsessionnels compulsifs, par exemple, nous observons l’émergence d’un système rigide d’auto-régulation anxieuse. Selon les recherches de Vitry (2023), 67% des patients souffrant de TOC rapportent que leurs rituels se sont complexifiés progressivement, sans décision consciente de leur part, comme si le système avait développé sa propre logique interne.
L’approche systémique stratégique reconnaît cette auto-organisation et travaille avec elle plutôt que contre elle. Comme l’explique Nardone, cité par Vitry (2024) : “Plutôt que de démanteler directement un système dysfonctionnel, nous introduisons de petites perturbations stratégiques qui permettent au système de s’auto-réorganiser vers un nouvel équilibre plus fonctionnel.”
Le doute et la certitude : une danse émergente
Mais l’émergence ne concerne pas que les relations. Elle est présente dans toute expérience humaine. Prenons l’exemple du doute pathologique. Ce n’est pas simplement “plus de doute” – c’est une configuration émergente qualitativement différente du doute ordinaire.
Dans son ouvrage “Le grand livre du diagnostic systémique”, Vitry (2024) rapporte que 83% des personnes souffrant de doute pathologique décrivent leur expérience comme “une boucle sans fin” ou “un labyrinthe mental” – métaphores qui évoquent précisément l’émergence d’une structure auto-entretenue qui transcende les pensées individuelles.
Le paradoxe est là : plus on cherche la certitude absolue, plus on génère du doute. Le doute pathologique est une étrange créature qui se nourrit des tentatives mêmes que nous déployons pour l’affamer.
Cette dynamique émergente explique pourquoi les approches thérapeutiques linéaires, qui tentent de “réfuter” directement les doutes, échouent souvent. Elles ne reconnaissent pas que le doute pathologique est une propriété émergente du système, pas simplement une collection de pensées erronées.
L’émergence dans la thérapie : l’art de créer des contextes transformatifs
Si les problèmes psychologiques impliquent souvent des propriétés émergentes, il en va de même pour les solutions. La thérapie systémique stratégique ne vise pas à “réparer” des composants défectueux, mais à modifier les conditions d’interaction pour permettre l’émergence de nouvelles configurations.
C’est là que l’échelle de résolution de problème (Problem Resolution Scale [PRS]) trouve toute sa pertinence. En demandant au patient : “Sur une échelle de 0 à 10, 0 étant le niveau de votre problème le jour du premier rendez-vous et 10, le niveau du problème résolu, où situeriez-vous votre problème aujourd’hui ?”, le thérapeute ne se contente pas de mesurer un progrès. Il crée un contexte où peut émerger une nouvelle perception de la situation. Ce n’est pas l’échelle en elle-même qui “guérit”, mais le système perceptif-réactif émergent qu’elle contribue à mettre en place.
Le dialogue stratégique : faire émerger de nouvelles réalités
Le dialogue stratégique, développé par Giorgio Nardone, représente une application magistrale du principe d’émergence en thérapie. À travers un questionnement particulier structuré autour d’alternatives apparentes (“Est-ce plutôt ceci OU cela ?”), le thérapeute guide le patient vers des prises de conscience qui ne pourraient être atteintes par une simple explication ou interprétation.
Prenons l’exemple d’une question stratégique classique : “Votre peur est-elle plutôt liée à ce qui pourrait réellement vous arriver OU à l’idée que vous pourriez perdre le contrôle de vous-même ?” Cette question, en apparence simple, crée un contexte où peut émerger une nouvelle compréhension de l’anxiété, quelle que soit la réponse choisie.
L’hypnose conversationnelle : l’émergence d’états de conscience alternatifs
L’hypnose conversationnelle, telle qu’elle est pratiquée dans l’approche ericksonienne, représente un autre exemple d’émergence en thérapie. Sans induction formelle, simplement à travers un certain usage du langage, le thérapeute crée un contexte où peut émerger un état de conscience modifié.
Ce n’est ni le thérapeute qui “met” le patient en transe, ni le patient qui s’y met lui-même – c’est la relation thérapeutique, dans sa configuration particulière, qui permet l’émergence de cet état. L’efficacité de l’hypnose dans le traitement des douleurs chroniques repose précisément sur cette propriété émergente : la capacité du système thérapeutique à générer des états de conscience où la perception de la douleur est transformée.
Le perfectionnisme : l’émergence d’un système auto-référentiel
Le perfectionnisme dysfonctionnel illustre parfaitement comment un trait apparemment positif peut, par émergence, se transformer en un système pathogène auto-entretenu. Ce n’est pas la recherche d’excellence en elle-même qui pose problème, mais la configuration systémique qui émerge lorsque cette recherche devient auto-référentielle.
Le perfectionniste établit des standards impossibles à atteindre, échoue inévitablement à les satisfaire, interprète cet échec comme la preuve qu’il doit redoubler d’efforts, établit des standards encore plus élevés… et la boucle est bouclée. Ce système auto-entretenu transcende les intentions conscientes de l’individu et acquiert une sorte d’autonomie fonctionnelle.
Conclusion : vers une pratique thérapeutique de l’émergence
L’émergence n’est pas qu’un concept théorique abstrait – elle est au cœur de toute pratique thérapeutique efficace. Reconnaître que les problèmes psychologiques et relationnels impliquent des propriétés émergentes nous libère de l’illusion du contrôle linéaire et nous ouvre à une pratique plus humble, plus créative et, paradoxalement, plus puissante.
La thérapie systémique stratégique, avec son attention aux patterns relationnels, aux tentatives de solution et aux contextes, représente une approche particulièrement adaptée pour travailler l’émergence. Elle ne prétend pas “réparer” des composants défectueux, mais créer des conditions où de nouvelles configurations peuvent émerger.
Les consultations LACT vous permettent d’explorer cette voie avec des thérapeutes formés à cette vision émergentiste de la psychothérapie.
Références
De Scorraille, C. (2017). Quand le travail fait mal. InterEditions.
Vitry, G. (2023). Comprendre et soigner les addictions. Dunod.
Vitry, G. (2024). Le grand livre du diagnostic systémique et de l’intervention stratégique. Dunod.
Vitry, G. (2024). Thérapie brève systémique stratégique. DeBoeck.
