Le silence au travail n’est pas qu’une simple absence de parole. Il peut devenir un mécanisme toxique, un poison relationnel qui s’infiltre dans les interstices des organisations et détruit progressivement la santé psychique des individus. Comme le souligne Claude de Scorraille dans l’ouvrage Quand le travail fait mal, ce silence n’est pas un vide, mais un plein - plein de non-dits, de frustrations accumulées, de souffrances invisibles qui finissent par exploser.
Prenons l’exemple de Cédric, ce cadre qui, à force de taire ses difficultés relationnelles avec sa collègue Julia, s’est retrouvé un jour, traversé par une pulsion suicidaire fulgurante. Ce cas, loin d’être isolé, illustre parfaitement comment le silence peut devenir pathogène lorsqu’il s’inscrit dans une dynamique systémique dysfonctionnelle.
L’approche systémique stratégique nous offre une grille de lecture particulièrement pertinente pour comprendre ces phénomènes. Elle nous invite à dépasser la vision individualiste du problème pour l’inscrire dans un système d’interactions où chaque comportement - y compris le silence - est à la fois cause et conséquence.

Le silence comme tentative de solution dysfonctionnelle
Dans la perspective systémique, le silence n’est pas un problème en soi, mais une tentative de solution qui, paradoxalement, aggrave le problème qu’elle prétend résoudre. Comme l’explique l’équipe du LACT dans ses travaux sur les conflits en entreprise, le silence s’inscrit généralement dans deux grands processus dysfonctionnels : l’évitement et le contrôle.
Les données issues des recherches de LACT/SYPRENE (Vitry et al., 2024) révèlent que dans les situations conflictuelles, 34 personnes sur 92 évitent les situations sociales génératrices de peur, 32 évitent les régulations nécessaires ou cèdent aux pressions, et 29 nient des informations ou des émotions. Ces chiffres illustrent à quel point le silence est souvent une stratégie d’évitement qui, loin de résoudre les problèmes, les amplifie.
Les mécanismes du silence toxique
Le silence toxique au travail s’inscrit dans une dynamique circulaire où plus on se tait, plus il devient difficile de parler. Cette spirale s’explique par plusieurs mécanismes psychologiques et relationnels :
- La peur des représailles : crainte de conséquences négatives sur sa carrière ou sa réputation
- Le sentiment d’impuissance : impression que parler ne changera rien
- La normalisation : acceptation progressive de situations inacceptables
- L’isolement : sentiment d’être seul à percevoir le problème
- La dissonance cognitive : écart entre ce qu’on vit et ce qu’on exprime
Ces mécanismes s’auto-alimentent et créent une “mythologie personnelle” où le silence devient une valeur, un signe de loyauté ou de professionnalisme. “On ne fait pas de vagues”, “il faut savoir prendre sur soi”, “c’est comme ça partout”… autant de mantras qui légitiment et perpétuent le silence.
Les conséquences systémiques du silence au travail
Le silence au travail n’est jamais anodin. Il produit des effets en cascade qui affectent l’individu, ses relations et l’organisation tout entière.
Sur l’individu : de l’inconfort à la pathologie
Les recherches en psychologie du travail montrent que le silence prolongé peut conduire à :
- Une augmentation du stress et de l’anxiété
- Des troubles du sommeil et de l’alimentation
- Une baisse de l’estime de soi et de la confiance
- Des symptômes dépressifs
- Dans les cas extrêmes, des idées suicidaires
L’étude des cas de burn-out révèle que 43 personnes sur 92 (source SYPRENE) présentaient un pattern de silence avant leur effondrement. Ce chiffre souligne à quel point le silence est souvent le précurseur silencieux de l’épuisement professionnel.
Sur les relations : la dégradation invisible
Le silence toxique détériore progressivement la qualité des relations professionnelles :
- Érosion de la confiance
- Malentendus et interprétations erronées
- Tensions latentes qui explosent de façon disproportionnée
- Création de clans et de divisions
Comme l’illustre le cas de Cédric et Julia, le silence crée une dynamique où chacun interprète négativement le comportement de l’autre, sans possibilité de vérification ou d’ajustement.
Sur l’organisation : l’inefficience systémique
À l’échelle de l’organisation, le silence généralisé produit :
- Une perte d’innovation et de créativité
- La persistance de dysfonctionnements organisationnels
- Une dégradation du climat social
- Des coûts cachés liés à l’absentéisme, au turnover et aux erreurs
Les travaux sur l’approche systémique en entreprise montrent que les organisations où règne une culture du silence sont significativement moins performantes et moins résilientes face aux crises.
Décoder le silence : une approche systémique stratégique
L’approche systémique stratégique offre des outils précieux pour décoder et transformer les dynamiques de silence toxique.
Le questionnement circulaire
Cette technique, issue des travaux de l’École de Palo Alto et des 5 axiomes de la communication pragmatique, permet d’explorer les patterns relationnels qui maintiennent le silence :
- Qui remarque en premier le silence de qui ?
- Que fait cette personne quand elle remarque ce silence ?
- Comment réagit l’autre à cette réaction ?
- Qui serait le plus surpris si le silence était rompu ?
Ces questions permettent de cartographier le système relationnel et d’identifier les points de levier pour le changement.
L’analyse des tentatives de solution
Dans la perspective systémique, le problème se maintient par les solutions tentées pour le résoudre. L’analyse des tentatives de solution liées au silence révèle souvent des patterns contre-productifs :
- Plus on essaie de “prendre sur soi”, plus la pression interne augmente
- Plus on évite les confrontations, plus les tensions s’accumulent
- Plus on se tait pour préserver la relation, plus la relation se dégrade
Cette analyse permet d’identifier ce que Giorgio Nardone appelle les “systèmes perceptifs-réactifs” qui maintiennent le problème et d’intervenir précisément sur ces points.
Transformer le silence : stratégies d’intervention systémique
L’approche systémique ne se contente pas de comprendre les dynamiques du silence, elle propose des stratégies concrètes pour les transformer.
Les prescriptions paradoxales
Inspirées des travaux de Milton Erickson et développées par l’équipe du LACT dans leurs formations en hypnose ericksonienne, les prescriptions paradoxales consistent à prescrire le symptôme pour mieux le dépasser. Par exemple :
- Prescrire un “temps de silence quotidien” pour rendre conscient et volontaire ce qui était subi
- Tenir un journal des “non-dits” pour transformer le silence passif en acte réfléchi
- Organiser des “réunions silencieuses” pour rendre visible l’absurdité du silence
Ces interventions paradoxales créent un recadrage qui permet de sortir des patterns dysfonctionnels.
Le dialogue stratégique
Développé par Giorgio Nardone, le dialogue stratégique est une forme d’entretien qui vise à induire des changements de perception chez la personne. Appliqué aux situations de silence toxique, il permet de :
- Faire émerger les croyances limitantes qui maintiennent le silence
- Explorer les exceptions (moments où la personne a réussi à s’exprimer)
- Construire des alternatives perceptives qui ouvrent de nouvelles possibilités d’action
Cette approche est particulièrement efficace pour les personnes souffrant de doute pathologique ou de perfectionnisme, deux traits souvent associés au silence au travail.
Études de cas : quand le silence se brise
Pour illustrer l’efficacité de l’approche systémique face au silence toxique, examinons quelques cas concrets.
Le cas de Martin : du silence à l’affirmation
Martin, cadre dans une entreprise de services, souffrait en silence depuis des années. Incapable de poser des limites, il accumulait les heures supplémentaires et les responsabilités jusqu’à frôler le burn-out. L’intervention systémique a consisté à :
- Identifier son “pattern d’évitement” (éviter les confrontations pour préserver l’harmonie)
- Prescrire des “micro-refus quotidiens” (dire non à des demandes mineures)
- Utiliser la technique du “pare-choc” pour anticiper et désamorcer les réactions négatives
Après 8 séances, Martin a pu redéfinir son périmètre professionnel et établir une communication plus authentique avec sa hiérarchie. Son score sur l’échelle PRS est passé de 8 (problème sévère) à 3 (problème modéré).
Le cas de l’équipe Alpha : transformer une culture du silence
L’équipe Alpha, composée de 12 personnes, était caractérisée par une culture du silence où les problèmes n’étaient jamais abordés ouvertement. L’intervention systémique a inclus :
- Des entretiens individuels pour cartographier les dynamiques relationnelles
- L’introduction du “carnet de bord des non-dits” comme outil collectif
- La mise en place de “réunions paradoxales” où chacun devait exprimer un désaccord
En six mois, l’équipe a développé une nouvelle culture de communication qui a permis de résoudre des problèmes organisationnels de longue date et d’améliorer significativement le climat social.
Conclusion : vers une écologie de la parole au travail
Le silence toxique au travail n’est pas une fatalité. L’approche systémique stratégique offre des outils puissants pour comprendre et transformer ces dynamiques dysfonctionnelles. Elle nous invite à passer d’une vision individualiste du problème (“c’est la personne qui ne sait pas s’exprimer”) à une compréhension écologique où le silence est vu comme le symptôme d’un système relationnel à reconfigurer.
Comme le suggère Robert Neuburger, il ne s’agit pas simplement de “libérer la parole” - injonction paradoxale s’il en est - mais de créer les conditions systémiques où la parole peut circuler naturellement, où l’expression des difficultés est valorisée plutôt que sanctionnée, où le feedback est vu comme une ressource plutôt que comme une menace.
Si vous vous reconnaissez dans les dynamiques de silence toxique décrites dans cet article, sachez que des solutions existent. Les consultations spécialisées en approche systémique stratégique peuvent vous aider à briser ce cycle et à retrouver une communication authentique et constructive au travail.
Car comme le disait Paul Watzlawick, “on ne peut pas ne pas communiquer” - même le silence est une forme de communication. L’enjeu n’est donc pas de parler ou de se taire, mais de choisir consciemment comment on souhaite communiquer, dans une écologie relationnelle qui préserve à la fois l’individu et le collectif.
Références
American Psychiatric Association. (2016). DSM 5. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Paris: Elsevier Masson.
Nardone, G., & Balbi, E. (2012). Surmonter les paniques. Paris: Seuil.
Watzlawick, P., Beavin, J. H., & Jackson, D. D. (1972). Une logique de la communication. Paris: Éditions du Seuil.
Watzlawick, P., Weakland, J. H., & Fisch, R. (1975). Changements : paradoxes et psychothérapie. Paris: Éditions du Seuil.
Watzlawick, P., & Nardone, G. (2000). Stratégie de la thérapie brève. Paris: Éditions du Seuil.
Vitry, G. et al. (2024). Le grand livre du diagnostic systémique et de l’intervention stratégique. Paris: Dunod.
Vitry, G. (2024).Thérapie brève systémique stratégique. DeBoeck
Vitry, G. et al. (2023). Comprendre et soigner les addictions. Paris: Dunod.
de Scorraille, C. et al. (2017). Quand le travail fait mal. Érès.
